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Genève et la Suisse face aux "saisonniers" et "saisonnières"

Du statut de saisonnier (permis A) à la libre circulation des personnes, 1931-2005

Jalons historiques illustrés

 

Un dossier thématique et pédagogique numérique du Collège du travail développé par Charles Magnin, avec la collaboration de Patrick Auderset, dans la suite de l'exposition Nous saisonniers, saisonnières, Genève, 1931-2019, réalisée par les Archives contestataires, le Collège du travail et Rosa Brux à l'invitation de la Ville de Genève et présentée à l'Espace Le Commun en novembre 2019.

 

Table des matières

Avant-propos

Chap. 1.    Le cadre politique et juridique ayant régi le permis A qui a déterminé le statut de saisonnier au niveau fédéral de 1931 à 2001

Chap. 2.    L'évolution de la perception politique des "travailleurs et travailleuses étrangères" à Genève et en Suisse, entre 1946 et 1965

Chap. 3.    Des bâtisseurs très mal logés et privés de leur famille

Chap. 4.    Les premières luttes genevoises pour l'abolition du statut de saisonnier, 1970-1974

Chap. 5.    Autour de l'initiative "contre l'emprise étrangère", dite initiative Schwarzenbach, soumise au suffrage universel masculin le 7 juin 1970

Chap. 6.    Autour de l'initiative "contre l'emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse" soumise au vote des Suissesses et des Suisses le 20 octobre 1974

Chap. 7.    De l'"initiative parlementaire" genevoise de 1974 demandant au Conseil fédéral d'abolir le statut de saisonnier à son abandon à Genève en 1992

Chap. 8.    De l'abolition du statut de saisonnier le 1er juin 2002 suite à l'approbation des accords bilatéraux instaurant la libre circulation des personnes entre l'Union européenne (UE) et la Suisse, à leur élargissement en 2005

Epilogue: 2002-2022

Crédits

 

Avant-propos

Entrez autrement dans l'histoire

Chacun des huit points constitutifs de ce dossier comporte un titre qui en indique synthétiquement l'objet et des sous-titres qui en différencient les principaux éléments et les articulent entre eux. Après ces sous-titres, on trouve toujours plusieurs documents historiques suivis, et non pas précédés, de leur analyse individuelle et d'ensemble, ces traces du passé constituant autant de preuves à l'appui de l'histoire tissée à partir d'elles.

Cette façon de faire vise à replonger "concrètement" dans le passé le visiteur ou la visiteuse de ce dossier numérique, avant tout récit historique sur ce passé. L'espoir est qu'ainsi, le public ressente face à ces documents d'hier des émotions et/ou des sentiments et interrogations intellectuels qui contribueront à le rendre disponible à ce qu'on va pouvoir lui en dire en tentant d'inscrire ces traces du passé dans un récit historique de portée générale.

Cette manière de faire est guidée par le désir de donner à chacun·e la possibilité d'entrer de plain-pied dans une forme d'expérience, voire d'expérimentation des modalités de construction progressive de l'histoire en tant que savoir prouvable concernant telle ou telle interrogation sur le passé, éclairée aussi par des enjeux du présent mais sans anachronisme. S'agissant des saisonniers et des saisonnières, on peut ainsi se demander: comment une si grande partie de la société suisse a-t-elle pu tomber si durablement si bas dans "l'exploitation de l'homme par l'homme", sans guère de conscience du sort le plus souvent pénible ainsi imposé à des centaines de milliers de nos contemporains et contemporaines?

L'option narrative inverse - commencer chacune des parties du dossier par un récit historique synthétique inscrivant magistralement, au fil d'un récit élaboré, des documents retenus pour illustrer ce récit - aurait peut-être été plus confortable pour les lecteurs et lectrices car correspondant à un mode dominant d'exposition de l'information auquel des générations entières ont été fortement accoutumées et acculturées de diverses façons. Mais cette option plus commune ne ferait-elle pas rater au public de ces jalons historiques une opportunité de chercher à voir, ressentir et comprendre, d'abord par lui-même, fût-ce de manière lacunaire ou embryonnaire, ce qu'il y a à voir et à comprendre dans les documents proposés, avant que cela ne lui soit expressément et plus systématiquement indiqué? La préséance donnée aux documents historiques sur le récit qui tend à les tisser en un tout éclairant le passé et le présent, vise à "désextérioriser" et à "déspectaculariser" l'histoire, en l'ouvrant à des (re)lecture hétérodoxes de ce qui a été, en dehors de chemins et de récits trop convenus.

En procédant comme nous l'avons fait, nous avons voulu éviter en somme de priver d'office et d'autorité le public de s'approprier autrement le passé, en le redécouvrant plus concrètement, en lui redevenant contemporain, en se disant par exemple: "Tiens, ils/elles vivaient ainsi, parlaient de cela comme-ci." Pour se demander: dans ce domaine ou celui-là, qu'est-ce qui a changé ou au contraire perduré? Comment ? Et pourquoi? Ou encore, entre hier et aujourd'hui, entre elles, eux et nous, comment se produit le changement pour le mieux ou le pire, le progrès ou la régression historiques?

Et, à travers la mise en scène et en récit des documents présentés dans ce dossier, l'historien·ne commence-t-il pas à renoncer à son monopole de seul·e, ou principal·e énonciateur/trice légitime du contenu et du sens du passé, en partageant avec son public la responsabilité de cette double création, en commençant peut-être alors aussi à parler et écrire autrement, à être audible et entendu autrement, en tenant des propos jusqu'ici littéralement  inouïs? Ne peut-on pas imaginer que ces façons de faire, qui sont plus que des artifices, permettent un renouvellement en profondeur et un meilleur partage de questions et de récits entre les historien·ne·s et leurs publics, dans l'esprit de ce que l'on désigne aujourd'hui communément sous l'appellation générale d'"histoire publique".

Et si l'on ne veut vraiment pas commencer à se faire un peu historien·ne·s en mettant ses pas dans les leurs, il suffit de lire d'abord les explications suivant les documents illustrant cette histoire avant de revenir quelques pages en arrière pour examiner attentivement la grande diversité de ceux sur lesquels le récit de l'historien·ne est fondé.

Notre ambition est que les jalons de l'histoire des saisonniers et des saisonnières et de leur statut présentée ici apportent une pierre de plus à la construction de cette histoire édifiante pour hier, aujourd'hui et demain quant aux forces politiques et sociales à l'œuvre dans le développement de la Suisse et à leurs mobiles, à l'heure où, comme tant d'autres, ce pays doit une nouvelle fois relever des défis particulièrement cruciaux.

 

Les éléments constitutifs du dossier et ses limites

Les documents mobilisés dans ce dossier numérique sont de trois types. Il s'agit tout d'abord d'une sélection des traces du passé mises en valeur dans l'exposition Nous saisonniers, saisonnières..., Genève 1931-2019 présentée à l'Espace Le Commun en novembre 2019, on l'a dit. Il s'agit aussi de la présentation et de l'analyse de nombreuses affiches politiques repérées par Charles Magnin dans la préparation de la conférence qu'il a donnée également en novembre 2019 dans le cadre des Midi de l'affiche de la Bibliothèque de Genève sous le titre Les Suisse-sse-s et les "saisonnier-ère-s".

Notre propos s'appuie en outre sur la recherche chronologique que Patrick Auderset a menée, pour l'exposition précitée, sur les débats politiques cantonaux et fédéraux concernant le statut de saisonnier et plus généralement la politique de la Suisse en matière d'importation d'une main-d'œuvre systématiquement appelée "étrangère" plutôt qu'immigrée. Alors que le recours systématique à la notion d'immigré·e plutôt qu'à celle d'étranger aurait pu  indiquer que les Helvètes avait conscience de l'arrachement de ces travailleurs et travailleuses à leur pays au lieu de les voir comme des envahisseurs.

Nous avons également cité, souvent plus abondamment qu'on ne le fait d'habitude, des prises de position importantes à nos yeux, de divers acteurs politiques, dont en particulier le Conseil fédéral, toutes déclarations aisément accessibles sur la toile.

Il faudrait aussi rapporter davantage les résultats de notre travail à ce qui a déjà été écrit sur le statut de saisonnier et sur celles et ceux qui en furent littéralement les objets mais cela excéderait le temps de préparation relativement limité imparti à la réalisation de ce dossier. Nous espérons qu'il pourra néanmoins contribuer utilement, en particulier auprès des jeunes générations, à faire progresser la conscience historique trop partielle que la Suisse a des aspects problématiques d'un pan important de son histoire. Et toutes ses implications mériteraient d'être tirées jusqu'à aujourd'hui  plus que nous n'avons pu le faire ici, en particulier à propos des "sans-papiers", ainsi invisibilisés pour pouvoir œuvrer maintenant comme hier, à la prospérité de ce pays et de ses habitant·e·s, le plus souvent sans avoir le droit d'en retirer la reconnaissance qui leur est due.

Enfin, ce dossier étant numérique, donc beaucoup plus aisément modifiable qu'un livre par exemple, on peut imaginer et souhaiter que celles et ceux qui le découvriront pourront avoir envie de le critiquer, en enrichissant et la documentation et les analyses présentées ici. Cela pourrait permettre, dans la foulée de la publication de ce dossier sur la toile, dans six mois ou dans un an ou plus tard, d'aboutir à la version 2.0 de ces jalons, à une histoire encore plus étoffée et éclairante sur des oppressions passées mais qui, sous d'autres formes et apparences, demeurent hélas trop présentes dans la société suisse actuelle.

 

 

Chapitre 1. La définition politique et juridique du permis A qui a déterminé le statut de saisonnier au niveau fédéral de 1931 à 2002

 

Un statut spécifique prétendant "tenir compte des intérêts moraux et économiques du pays"

 

La première loi fédérale sur le séjour des étrangers en Suisse est adoptée en 1931 et entre en vigueur en 1934. Elle fixe le cadre d’une politique migratoire où la prise en compte des besoins du monde économique en main-d'œuvre et la crainte de la "surpopulation étrangère" sont les préoccupations dominantes. Le permis A définissant le statut de saisonnier est un instrument clé de cette politique. Il consiste en une autorisation de séjour d'une durée de 9 mois au maximum par année civile. Passé ce terme, les personnes détentrices du permis A ont l'obligation de quitter la Suisse. Pour pouvoir y rentrer, elles doivent impérativement avoir obtenu un nouveau contrat de travail de 9 mois pour l'année civile à venir.

Selon la définition du permis A en 1931, les personnes au bénéfice de cette "autorisation saisonnière" de 9 mois pouvaient prétendre à un permis B leur octroyant un droit de séjour annuel de 12 mois après cinq années consécutives passées en Suisse avec le permis A. Mais en 1948, la Suisse porte cette durée d'attente minimale du permis B à dix ans pour rendre plus difficile l'installation de ces travailleurs et travailleuses dans le pays. Seize ans plus tard, soit en 1964 seulement, le gouvernement italien obtient des autorités helvétiques que cette durée soit revienne à cinq ans pour les personnes de nationalité italienne. En 1976, cette condition est ramenée à quatre "saisons" de 9 mois se succédant sans interruption et rigoureusement complètes. Pour les saisonniers et saisonnières, l'application tatillonne de cette exigence par les administrations suisses concernées sera la source de nombreux conflits avec elles.

Le statut de saisonnier impose des interdictions et restrictions dont plusieurs violent des "droits de l’homme" et dénient des libertés fondamentales. Il interdit de changer d’employeur et prive ces travailleurs et travailleuses du droit de vivre en Suisse avec leur famille, ce qui a été source d'intenses souffrances pour les personnes ainsi séparées. Et le fait que leur séjour soit limité à moins d'un an ne leur permet pas de conclure un bail à leur nom.

Le permis A impose en outre des traitements discriminatoires en matière d'impôts, d'assurance chômage et d'assurance maladie. De plus, le 24 février 1948, le Conseil fédéral adopte un arrêté n'autorisant les détenteurs et détentrices d'un permis A à "prendre la parole sur un sujet politique dans des assemblées publiques ou privées qu'avec une autorisation spéciale".

Bien qu'elles soient d'emblée apparues inhumaines aux yeux de beaucoup, les conditions d'existence et de travail déterminées par le statut de saisonnier resteront inchangées sur le fond jusqu'à la fin du permis A en 2002.

 

Un examen médical honni à passer à chaque (r)entrée en Suisse

 

Au terme de voyages souvent longs et fatigants, les saisonniers et saisonnières sont contraint·e·s de se soumettre à divers contrôles pour entrer dans le pays : à Brigue ou Chiasso pour les personnes provenant d’Italie; à Buchs pour celles venant des Balkans ou de Turquie; à Genève pour celles arrivant d’Espagne ou du Portugal. Toutes franchissent alors successivement deux étapes, couronnées, espèrent-elles, par une troisième: la visite sanitaire, la vérification du contrat de travail et, si tout va bien, la remise du permis A transformant ces voyageurs en travailleurs et travailleuses saisonnières.

Imposée à certaines catégories de femmes et d'hommes lors de leur première entrée en Suisse pour y travailler, cette visite sanitaire discriminante est exigée des saisonniers et des saisonnières à chacun de leurs retours en Helvétie, ce qui engendre de profonds sentiments d’humiliation. Concentrés sur quelques jours et portant sur des dizaines de milliers de personnes, ces contrôles provoquent d’interminables attentes. Ils obligent celles et ceux qui les endurent à patienter longuement et partiellement dévêtu·e·s pour pouvoir subir une rapide radiographie des poumons. Censé permettre de déceler la tuberculose, ce contrôle sommaire est souvent considéré comme étant d’une efficacité très relative.

A Genève, la visite sanitaire et ces contrôles administratifs ont tout d’abord eu lieu dans un édifice situé derrière la gare Cornavin. Dès le printemps 1972, de nouveaux locaux plus spacieux sont mis en service à l’avenue Blanc, dans les anciens ports francs du quartier de Sécheron. Ils voient défiler chaque printemps près de 100'000 personnes, dont 10% seulement demeureront à Genève comme saisonniers ou saisonnières, le 90% restant se répartissant entre les autres cantons romands. En 1984, le Centre d’accueil des saisonniers et saisonnières est transféré dans un bâtiment administratif de la rue de Montbrillant qui abrite également la poste. Plus proche de la gare, mais plus petit, dépourvu de salle d’attente, ce nouveau lieu contraint les saisonniers et les saisonnières à patienter à l’extérieur, malgré les rigueurs du climat ! Cette situation poussera les associations d’immigré·e·s et les syndicats à revendiquer une meilleure prise en charge de cet accueil et l’abolition de certaines mesures administratives, dont en premier lieu la visite sanitaire, ce qui ne sera fait qu'en 1994.

 

 

Chapitre 2. L'évolution de la perception politique des "travailleurs et travailleuses étrangères" à Genève et en Suisse, entre 1946 et 1965

 

Entre travailleurs suisses et "étrangers", être unis ou divisés, tel est l'enjeu clé

 

Dès 1946, le recours croissant de l'économie suisse à de nombreux "travailleurs étrangers", devient source de conflits. Le patronat veut pouvoir faire très librement appel à l’immigration pour profiter au maximum de l'expansion économique. Il est soutenu par les autorités fédérales qui développent une politique très libérale quant au nombre de personnes autorisées à venir travailler en Suisse, tout en limitant fortement leurs droits.

Pour les syndicats la situation est complexe : ils entendent protéger la main-d’œuvre locale de la sous-enchère salariale et du risque de chômage, tout en restant fidèles aux valeurs de solidarité et d’internationalisme ouvriers. Pour ce faire, ils revendiquent l’application de conditions salariales identiques pour tous.

A Genève, la section cantonale du syndicat des ouvriers sur bois et du bâtiment (FOBB) participe depuis 1946, au côté de représentants des employeurs et de l’administration, à une commission tripartite - la Commission de surveillance de l’Office cantonal de placement -, qui est chargée d’attribuer les autorisations de travail saisonnières. La FOBB intervient dans ce cadre de façon énergique pour vérifier les conditions de travail de l'immigration et contrôler l'accroissement de son effectif. A cet égard, elle n’hésite pas à freiner par divers moyens le recours aux travailleurs saisonniers. En même temps, le syndicat s’efforce de syndiquer les saisonniers présents en Suisse et de créer des services qui leur sont spécialement destinés.  La FOBB met ainsi sur pied, dès 1948, en collaboration avec la Colonie libre italienne de Genève, un service social destiné aux saisonniers. Elle organise aussi chaque année à la fin du mois de novembre une fête de départ pour les saisonniers. Celle-ci est destinée à cultiver la solidarité syndicale et à rappeler la nécessité de refuser toute sous-enchère salariale, ainsi que le souligne Lucien Tronchet, le président de la FOBB lorsque, sur un ton et en termes très paternalistes, il « remercie les saisonniers de s’être bien comportés » durant l’année écoulée! Dès 1961, la FOBB soutient aussi les revendications de logement exprimées en particulier par ses membres saisonniers bâtissant les logements de Suisse.

 

La croissance économique et l'immigration au tribunal de la démocratie directe en 1965

 

Au début des années 1960, la Suisse poursuit sa forte croissance économique qui provoque des tensions pour la population du pays du fait de la pénurie de logements et de l'inflation, face à quoi les autorités remettent alors en question leur politique d’immigration, en s’inquiétant du « problème » de la main-d'œuvre étrangère. En 1964, la renégociation avec l'Italie de l’accord sur l’emploi de ses ressortissant·e·s en Suisse exacerbe les tensions car Rome obtient pour ces travailleurs et travailleuses des améliorations notables mal acceptées par beaucoup.

Ce contexte voit naître, à intervalles rapprochés, plusieurs initiatives populaires visant à restreindre drastiquement l'immigration. Dans un premier temps, au sein même de la classe ouvrière, les vents mauvais conseillers de la division entre autochtones et étrangers semblent vouloir l'emporter contre les courants plus faibles prônant l'unité dans une lutte déterminée pour la défense des intérêts de la classe ouvrière de Suisse dans son ensemble, contre ceux de la classe dirigeante économico-politique.

Le parti démocratique suisse dirigé par James Schwarzenbach est à l’origine de la première de ces initiatives populaires. Dite "contre la pénétration étrangère", elle vise à réduire le nombre "d’étrangères et d’étrangers" à 10% de la population résidente. Elle est lancée en décembre 1964 et déposée en juin 1965 avec 60'000 signatures, avant d'être retirée en 1968 à la suite de mesures de limitation de l'immigration prises alors par le Conseil fédéral.

Entretemps, à l'occasion du scrutin national du 28 février 1965 sur deux arrêtés fédéraux concernant des "mesures de lutte contre le renchérissement", le premier "dans le domaine du marché de l'argent et des capitaux et dans celui du crédit", le second "dans le domaine de la construction", l’Union syndicale suisse (USS) elle-même prend position pour limiter la présence des étrangers en Suisse à 500'000 personnes, en se prévalant des conclusions du rapport publié en 1964 par la commission d’étude instituée par le Conseil fédéral et intitulé Le problème de la main-d’œuvre étrangère, encore une fois (c'est nous qui soulignons).

Que ce soit au plan graphique ou à celui des slogans  mis en avant, les oui à la politique des autorités fédérales prônés par l'affiche et le tract reproduits ci-dessus abondent en fait dans le sens des arguments anti-étrangers des opposants à cette politique puisque ces deux documents attribuent avec force à la "surpopulation étrangère" les difficultés économiques aiguës qui frappent alors la population suisse, les mots de l'affiche et ceux du tract se faisant rigoureusement écho. Le surpeuplement étranger et non le surpeuplement tout court a bon dos. L'inflation et la spéculation notamment immobilière, avec ses effets désastreux sur le marché du logement et le montant des loyers, ne sont en effet nullement imputés au choix des modalités de développement du capitalisme en Suisse effectués jusque-là par les classes dirigeantes helvétiques, tant économiques que politiques.

Le tract de l'Union syndicale suisse va même jusqu'à représenter une masse de travailleurs venant de l'extérieur du pays et marchant sur lui, tandis que sur et sous l'affiche glissent en surface comme en filigrane des ombres fuyantes, menaçantes ou apeurées, courant comme des voleurs, pourrait-on croire.

Ainsi, les saisonniers, saisonnières et autres travailleurs et travailleuses immigrées apparaissent désormais bien plus comme des étrangers et étrangères menaçants que comme des salariés et des salariées ou des travailleurs et des travailleuses partageant des intérêts communs avec les travailleurs et travailleuses suisses face au patronat helvétique et à la classe politique dirigeante, notamment dans la lutte contre le dumping salarial et l'inflation, de même qu'en matière de logement et de loyers ou encore de chômage.

Au final, lors de la votation fédérale du 28 février 1965, les deux arrêtés contre le renchérissement sont acceptés à la double majorité du peuple et des cantons. Celui concernant "la lutte contre le renchérissement par des mesures dans le domaine du marché de l'argent et des capitaux et dans celui du crédit" est accepté par 57,7% de oui contre 42,3% de non au niveau fédéral, de la part d'un électorat encore uniquement masculin. A Genève, cet arrêté est adopté à une très faible majorité de 50,4% de oui seulement contre 49,6% de non, avec un taux de participation cantonal de 46,46% contre 59,66% au niveau national, la Suisse alémanique ayant généralement beaucoup plus voté que la Suisse romande et le Tessin.

Le second arrêté, concernant "la lutte contre le renchérissement par des mesures dans le domaine de la construction", est accepté lui par 55,5% de oui contre 44,5% de non et, à Genève, plus largement cette fois, par 54,6% de oui contre 45,4% de non, avec un taux de participation cantonal de 46,46% contre 59,70% au niveau national, avec toujours un grand écart au niveau de la participation entre d'une part la Suisse alémanique et d'autre part la Suisse romande et le Tessin.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, s'agissant des intérêts des classes populaires, ces victoires sont des victoires à la Pyrrhus, en particulier pour la faîtière des syndicats suisses, car en acceptant de mettre si manifestement en cause les "étrangers", l'Union syndicale suisse (USS) ne met-elle pas la main, pour un temps du moins, dans un engrenage périlleux pour elle et pour la classe ouvrière en Suisse. En faisant elle aussi des travailleurs et travailleuses immigré·e·s des "travailleurs et travailleuses étrangères", ne contribue-t-elle pas à son tour à en faire autant de boucs émissaires tout désignés à la vindicte des xénophobes d'Helvétie?

 

1964: la fin de courbes ascendantes à l'unisson

 

Le graphique qui précède fait bien apparaître, entre 1957 (date du début de cette statistique spécifique) et 1964, la croissance du nombre de détenteurs de permis A (le permis de saisonnier), les femmes n'en possédant pratiquement pas, ce qui ne signifie cependant pas qu'elles viennent alors déjà vivre clandestinement en Suisse. S'agissant d'elles, ce qui augmente significativement, c'est le nombre de détentrices de permis B de résidence annuelle, qui croît cependant moins fortement que le nombre d'hommes détenteurs de permis B. Est-ce à dire que c'est dans cette catégorie de permis que des couples se forment en nombre?

A partir de 1964, on peut observer une évolution quelque peu différenciée de ces chiffres, avec une forte baisse du nombre de permis A attribués à des saisonniers, alors qu'augmente encore significativement celui des permis B attribués à des femmes, tandis que le chiffre des hommes qui le possèdent se stabilise entre 20'000 et 25'000 personnes. On peut aussi conclure de ce graphique que les années 1964, 1965 marquent bien le début du freinage du recours à la main-d'œuvre immigrée voulu par les autorités et ratifié par une majorité du corps électoral.

 

 

Chapitre 3. Des bâtisseurs très mal logés et privés de leur famille

 

Des conditions de logement souvent déplorables à des loyers fréquemment abusifs

 

N'étant que de neuf mois par an, l'autorisation de séjour accordée aux détenteurs de permis A les empêche de louer des appartements à leur nom. Ils ne peuvent donc entrer directement sur le marché du logement genevois, par ailleurs déjà marqué par de graves pénuries pour les résident·e·s. Ainsi, les saisonniers construisent entre autre de nombreux immeubles d'habitation dont ils ne peuvent chercher à devenir locataires. Leurs conditions de logement déplorables à des loyers fréquemment abusifs feront l’objet de virulentes critiques et de conflits. Certain·e·s sont logé·e·s directement par leur employeur, dans des locaux souvent vétustes et sur-occupés, tandis que d'autres habitent clandestinement dans des logements de fortune (garages, immeubles en construction).

Dès les années 1970, l’indignation suscitée par les conditions de logement scandaleuses dans lesquelles vivent les saisonniers motive diverses initiatives visant à y remédier, notamment une motion du député socialiste Emilio Luisoni en 1969. Le Département de l’industrie et du commerce prend alors des mesures afin de remédier un tant soit peu à la situation. Il engage dès l’été 1970 deux inspecteurs chargés de contrôler les conditions de logement des saisonniers. En septembre, il établit un règlement sur les conditions minimales qui doivent être respectées, sans quoi l’autorisation de les engager et de les faire venir en Suisse pour travailler n’est pas accordée. Il crée également une commission consultative sur cette question. Cependant, entre le règlement et son application, il subsiste souvent un gouffre, comme en attestent les nombreuses infractions dénoncées dans les années suivantes.

 

Les "baraques", une réponse dans l'urgence qui sera vite très mal perçue

 

À partir de la fin des années 1950, avec la forte augmentation du nombre de saisonniers, leur hébergement devient une préoccupation majeure. En 1960, l’État est amené à mettre à disposition d’urgence des centaines de lits dans des lieux de fortune (anciennes casernes de Plainpalais, grande salle du Palais des expositions). Il fait alors aussi construire trois ensembles de baraques : aux Acacias (rue Alexandre-Gavard, 192 lits), à Cointrin (angle rue de Pré-Bois, route de Meyrin, 400 lits) et au Lignon (Bois-des-Frères, 300 lits). Ces sites de baraquements sont situés pour la plupart en périphérie, près des chantiers de construction des nouvelles "cités satellites", comme on les a longtemps appelées, telles Meyrin et Le Lignon par exemple.

Sur le modèle de l’expérience menée dès 1956 avec l’Armée du Salut au chemin Galiffe, l'État confie la gestion de ces sites à trois œuvres d'entraide, Caritas et le Centre social protestant en plus de l’Armée du Salut. Le logement dans ces baraquements sera lui aussi bientôt décrié car leurs habitants y partagent des chambres à plusieurs et des équipements collectifs rudimentaires. Ces « baraques » deviendront à leur tour le symbole de l’inhumanité des conditions d'existence imposées aux bâtisseurs de la Suisse de la deuxième moitié du 20e siècle. A partir des années 1970, les autorités en deviennent conscientes et commencent à s’efforcer de les supprimer au profit d’immeubles conçus comme des « foyers » collectifs, dotés de services adéquats (cantine, entretien, etc.). Cette politique conduit à la construction de plusieurs de ces « foyers » par les entrepreneurs, puis enfin à celle du centre des Tattes à Vernier, ouvert fin 1987. Il est destiné à loger les travailleurs saisonniers dans de meilleures conditions que les baraques en bois. Il peut accueillir 600 personnes réparties dans 12 petits immeubles de 3 étages, en chambre individuelle ou, dans la plupart des cas, double. Et les appartements sont conçus pour pouvoir être transformés en appartements familiaux le jour où le statut de saisonnier serait aboli. En 1993, les lieux n’hébergent plus que 20 saisonniers de sorte que le foyer des Tattes est réaffecté et loué à l’Office fédéral des réfugiés dès l’année suivante.

 

"Les enfants de l'ombre"

 

Le statut de saisonnier a été explicitement créé pour empêcher l’installation durable de ses détenteurs et détentrices et interdire "le regroupement familial", comme disait la loi, c'est-à-dire la venue de familles, avec femme et enfant(s). Cette interdiction absolue crée des situations inhumaines et des dilemmes cruels : les familles doivent accepter de vivre séparément pendant des mois, et cela plusieurs années de suite, ou contraindre leurs enfants à vivre cachés en Suisse, souvent en devant rester enfermés dans leur logement. Dès la fin des années 1960, malgré la crainte d'être renvoyés dans leur pays s'ils sont découverts ou dénoncés, de nombreux travailleurs et travailleuses font le pari d'avoir clandestinement leur famille auprès d'eux, avec femme et enfants. En 1971, une journaliste estime le nombre de ces enfants clandestins à environ 10'000 à l'échelle de la Suisse.

En revanche, les détenteurs et détentrices de permis B sont autorisés à faire venir leur famille mais à certaines conditions. Jusqu'en 1964, il faut attendre trois ans avant de pouvoir le faire et disposer d’un logement jugé « convenable » par les autorités (autrement dit assez grand, ce qui était difficile en ces temps de forte pénurie de logements). Après 1964, le temps d'attente sera réduit de moitié, descendant ainsi à un an et demi, puis à quinze mois, toujours pour le seul permis B, ce qui explique son fort attrait pour les saisonniers et les saisonnières ne possédant qu'un permis A et plus particulièrement l'augmentation marquée, entre 1964 et 1970, du nombre de permis B détenus par des femmes, comme on l'a observé dans le graphique présenté plus haut, nourrissant ainsi leur espoir de pouvoir vivre en Suisse avec toute leur famille.

 

 

Chapitre 4. Premières luttes genevoises pour l'abolition du statut de saisonnier, 1970-1974

La grève emblématique des saisonniers de l'entreprise Murer à Genève, en avril 1970

 

Après un premier débrayage le 25 mars 1970, puis le blocage, le 6 avril, du chantier de Balexert, 200 saisonniers espagnols de l’entreprise du bâtiment Murer, active sur plusieurs chantiers genevois, se mettent en grève, le mardi 7, pour dénoncer des conditions de logement qu'ils jugent inacceptables, leurs salaires qui sont inférieurs à ceux convenus et pour réclamer expressément l'abolition du statut de saisonnier.

Ils sont soutenus par les organisations de l’émigration espagnole et italienne, en particulier par l’Association des travailleurs espagnols en Suisse (ATEES) et la Fédération des Colonies libres italiennes (FCLI), toutes deux proches de leurs partis communistes nationaux. Les ouvriers reçoivent également l’appui de plusieurs groupes d’extrême gauche genevois constitués en un comité de soutien dont les membres étaient issus pour partie du mouvement étudiant genevois de 1968 et se reconnaissent assurément dans ses banderoles invoquant la nécessité de la solidarité entre les travailleurs étrangers et suisses, au nom de l'unité de la classe ouvrière, en déclarant aussi déjà la "Guerre à la paix du travail".

On retrouve aussi cette inspiration idéologique, ou théorique, dans l'argumentaire "globalisant" ou "généralisant" de soutien à la grève développé sur l'affiche appelant à une manifestation le 11 avril dont nous n'avons hélas retrouvé aucune photo. En revanche, le syndicat FOBB, tout comme son homologue chrétien (FCBB), très minoritaires, s’opposent à cette grève dont le contrôle leur échappe. Se posant au contraire en garant de la paix du travail, ils négocient la reprise de celui-ci avec les représentants des entrepreneurs. Après cinq jours de grève et la grande manifestation de solidarité du 11 avril qui réunit près de 4'000 personnes, les ouvriers reprennent le travail après avoir obtenu l’augmentation de leur salaire ainsi que des indemnités de déplacement avec effet rétroactif.

 

Le développement initial de l'opposition au statut de saisonnier à Genève

 

A Genève, au début des années 1970, l’opposition initiale au statut de saisonnier se développe principalement autour des actions du Comité pour l’abolition du statut de saisonnier (CASS), créé en 1971, et celles du Centre de contact Suisses-Immigrés (CCSI), fondé en 1974, mais aussi à l'instigation d'autres groupes militants qui prennent des initiatives audacieuses et originales portant une critique radicale d'amputations diverses de libertés dont les saisonniers et saisonnières sont victimes du fait du statut de saisonnier et notamment des baraques où beaucoup d'entre eux logent. Les règlements d'habitation qui régissent celles-ci sont stigmatisés comme concentrationnaires et attentatoires aux libertés humaines et politiques des saisonniers et saisonnières.

Au niveau suisse, le 29 novembre 1970, 2'000 travailleurs italiens manifestent à Berne pour dénoncer le statut des saisonniers et les mauvaises conditions de logement qui sont les leurs. Cette manifestation intervient en marge des négociations sur le renouvellement de la Convention italo-suisse sur l’émigration qui a lieu cette même année. Les manifestant·e·s dénoncent les conditions spéciales, notamment sur la politique migratoire, que la Suisse cherche alors à obtenir en vue de son adhésion éventuelle au Marché commun européen. Deux organisations de l’émigration italienne - la Fédération des colonies libres italiennes en Suisse (FCLI) et l'Association catholique des travailleurs italiens (ACLI) - tentent de faire pression de diverses manières sur le gouvernement italien afin qu'il réclame lui aussi l’abolition de statut de saisonnier. En septembre déjà, pour appuyer ses revendications auprès des autorités de la péninsule, la FCLI leur présente un rapport en ce sens établi par Claudio Calvaruso pour le compte de l’ACLI, puis publié avec le soutien de Caritas.

Ce rapport met notamment en exergue les problèmes que pose désormais au monde de la construction la limitation du travail saisonnier à neuf mois par an au prétexte de l'hiver. Ainsi, le permis A est donc également jugé dépassé du point de vue économique car les activités saisonnières deviennent de plus en plus l’exception, spécialement dans le bâtiment. Preuve en est le grand nombre de saisonniers dont les patrons cherchent à étendre le contrat à onze mois au moins, ou qui sont incités, par leurs patrons eux-mêmes, à travailler clandestinement une partie de l'année.

Sur ce point comme sur de nombreux autres, le rapport de Calvaruso a marqué les esprits. C'est ainsi qu'en 1974 il fera l'objet d'une publication, au nom de cet auteur, intitulée Sous-prolétariat en Suisse : 152/192 mille travailleurs saisonniers: pourquoi ? Comme Calvaruso s'en explique dans son ouvrage, le double chiffrage du nombre de saisonniers travaillant en Suisse (152/192 mille) apparaissant dans le titre du livre vise à souligner qu'en quatre ans l'effectif des travailleurs saisonniers actifs en Suisse a augmenté de 40'000 personnes. Et cela malgré les discours restrictifs des autorités fédérales dans ce domaine, malgré surtout le contingentement de la main-d'œuvre saisonnière. Pour sa part, comme on le verra au chapitre suivant, dans ses initiatives de 1970 et 1974 'contre la surpopulation étrangère', l'Action nationale excluait très clairement, des 400'000 ou 500'000 travailleurs et travailleuses "étrangers" qu'elle entendait chasser du pays en quatre ans, les 150'000 à 190'000 "saisonniers" et "saisonnières" qui y travaillaient d'arrache-pied, car elle voyait dans cette population aux droits très limités, facile à licencier et aux faibles perspectives d'intégration à la Suisse à court terme, une sorte de main-d'œuvre idéale, de surcroît peu coûteuse pour le pays, en termes notamment de construction nécessaire d'équipements collectifs destinés à elle aussi (écoles, hôpitaux, routes, etc). On comprend bien dans ce contexte que la seule issue rapide pour l'amélioration de la vie en Suisse des saisonniers et des saisonnières était celle de l'abolition pure et simple de leur statut et qu'ils n'avaient rien à attendre de bon des deux initiatives 'contre la surpopulation étrangère' soumise au vote du peuple suisse, d'une part en 1970, au temps encore, en Helvétie, du suffrage "universel" uniquement masculin, et d'autre part en 1974, temps enfin au niveau fédéral, depuis trois ans, d'un suffrage véritablement "universel" incluant donc les femmes.

 

 

Chapitre 5. Autour de l'initiative "contre l'emprise étrangère", dite initiative Schwarzenbach, soumise au suffrage universel masculin le 7 juin 1970

Entre le Conseil fédéral et l'Action nationale de James Schwarzenbach, un accord de fond et des divergences majeures sur les tenants et aboutissants des mesures à adopter en matière d'importation de la main-d'œuvre "étrangère"

 

Pour mieux contrôler le développement économique du pays et contrer un certain nombre d'effets négatifs (inflation, manque de logements, etc.) induits par "la haute conjoncture", ou "la surchauffe", avec les tensions sociales qui en découlent, le Conseil fédéral prend à la mi-mars 1970, soit deux mois et demi avant la votation du 7 juin, l'arrêté cité ci-dessus, par lequel il opte drastiquement pour le blocage total de l'effectif de la main-d'œuvre étrangère active en Suisse. Le gouvernement double ce blocage d'une politique de contingentement de cette main-d'œuvre par grands secteurs économiques. L'Appendice mentionné à l'article 2 de cet arrêté fixe, canton par canton, le nombre total de permis de travail annuels (permis B), renouvelés ou créés, au total 37'000 pour toute la Suisse, alors que le nombre de renouvellement ou de création de permis de saisonnier ou saisonnière (permis A) autorisés à l'article 7 du même arrêté s'élève à 152'000. Sur le nombre total de 189'000 permis délivrables annuellement pour des "travailleurs étrangers", cela donne respectivement 19,6% de permis B et 80,6% de permis A. Autrement dit, à la veille de la votation sur l'initiative Schwarzenbach du 7 juin 1970, pour résoudre les problèmes de main-d'œuvre étrangère, le Conseil fédéral bloque et contingente l'effectif total de la main-d'œuvre immigrée en donnant une préférence quatre fois plus marquée au recours à celle qui est enfermée dans le statut le plus précaire, celui de saisonnier.

En complète opposition avec le Conseil fédéral, l'initiative de l'Action nationale exclut, elle, purement et simplement tout contrôle de l'effectif des saisonniers et saisonnières. Elle vise avant tout au plafonnement de l'effectif des travailleurs et travailleuses étrangères en Suisse qui sont détenteurs et détentrices de permis C et surtout de permis B annualisés, car ils sont vus comme posant un plus grand risque d'installation durable en Helvétie. Une installation jugée trop coûteuse pour le pays à cause de divers droits qu'ont les détenteurs et détentrices de ces permis, tel celui de faire venir leurs familles, et que n'ont toujours absolument pas les saisonniers et les saisonnières ne détenant qu'un permis A.

L'Action nationale est convaincue qu'à travers les saisonniers et les saisonnières, auxquels elle ajoute les frontaliers et les frontalières, la Suisse pourra toujours disposer d'assez de main-d'œuvre pour réaliser un développement économique optimal, avec un minimum de coûts sociaux liés à cette main-d'œuvre (notamment pour la construction de logements, de crèches, d'écoles, etc), qui est en fait quasi temporaire. De plus, les saisonniers et les saisonnières sont on ne peut plus faciles à faire sortir du marché du travail helvétique car il n'y a même pas besoin de les licencier. Il suffit de ne pas renouveler leur contrat de 9 mois au maximum par année, contrat sans lequel ils et elles ne peuvent tout simplement pas rentrer en Suisse après leur retour dans leur pays pendant 3 mois, devenant ainsi autant "d'étrangers" et "d'étrangères" disparu·e·s du marché du travail helvétique ni vu·e·s ni connu·e·s.

Les divergences de stratégies entre le Conseil fédéral et l'Action nationale ne doivent cependant pas cacher un accord de fond éminemment problématique au point de vue social. En effet, plus que jamais, pour l'Action nationale mais tout aussi bien pour le Conseil fédéral, la politique d'importation de la main-d'œuvre étrangère doit alors reposer sur le principe de la rotation permanente de travailleurs et de travailleuses dépourvues de droits essentiels et nullement sur une politique d'intégration à la Suisse de cette main-d'œuvre immigrées dont elle a pourtant un besoin clairement durable.

Par-delà ce consensus fondamental, la différence-clé entre la position du Conseil fédéral et celle de l'Action nationale est que celle-ci se propose en fait expressément, comme on le verra  dans son tract examiné plus bas tract, de renvoyer de Suisse quelque 400'000 à 500'000 personnes en quatre ans, hormis les saisonniers et saisonnières et les frontaliers et frontalières, tandis que le Conseil fédéral pense pouvoir freiner la surchauffe essentiellement à travers le contingentement de la main-d'œuvre saisonnière.

Relevons encore qu'au point 5 de son article 1, cette initiative instaure expressément ce que nous appelons aujourd'hui la préférence nationale en veillant "à ce qu'aucun citoyen suisse ne soit congédié en raison des mesures de restriction ou de rationalisation, aussi longtemps que des étrangers, de la même catégorie professionnelle, travaillent dans la même exploitation."

Arrêtons-nous maintenant sur la campagne ayant abouti au rejet de peu de cette initiative en examinant un certain nombre de traces repérées à ce sujet dans divers centres d'archives. Il s'agit d'une part d'un tract-clé signé "Action nationale contre le surpeuplement étranger" et d'autre part d'affiches produites par divers acteurs politiques et syndicaux genevois cette année-là.

Ce qui étonne d'emblée dans ce lot d'archives, c'est la quasi absence d'affiches des partis politiques traditionnellement représentés au parlement genevois, en particulier dans le haut lieu de la préservation de ce type de documents que constitue la collection d'affiches conservées et répertoriées par la Bibliothèque de Genève, que nous avons pourtant consciencieusement passée en revue. Cette rareté est d'autant plus intrigante qu'on verra qu'il en va très différemment, dans la même collection d'affiches, pour la campagne sur l'initiative de l'Action nationale qui sera soumise au vote du peuple en 1974. Là, elles abondent.

Nous ne pourrons bien sûr que nous réjouir d'être démentis - preuves à l'appui - quant à notre sentiment de rareté de certaines affiches concernant l'initiative Schwarzenbach de 1970. Il n'empêche, le tract fouillé de l'Action nationale et les quelques affiches dont nous disposons néanmoins au sujet de cette initiative permettent de caractériser minimalement les débats idéologiques et politiques auxquels cette votation donne lieu alors à Genève. Ils se caractérisent par une bataille d'images et d'imaginaires convoquant les identités passées, présentes et à venir du pays et de ses habitant·e·s. Vu le petit nombre d'affiches sur lequel elle repose, notre analyse a évidemment ses limites et il faudrait assurément la rapporter à d'autres données historiques, mais cette analyse a l'intérêt spécifique de s'arrêter vraiment sur un type de documents peu analysé quant à ce genre de votations.

Dans la perspective qui est ici la nôtre, un intérêt marquant des affiches politiques est qu'elles ambitionnent en général d'être synthétiques et percutantes, à travers une image choc et/ou un texte ou des slogans ramassés cherchant à aller à l'essentiel pour mieux emporter l'adhésion des votants. Tout le contraire ou presque, sauf pour ses sous-titres, de ce qui est au cœur du tract de l'"Action nationale contre le surpeuplement étranger" reproduit ci-après.

 

Une bataille entre partisans de la perpétuation d'un pays idéalisé et ceux du culte de la prospérité économique, deux objectifs visés l'un et l'autre au détriment  des travailleurs et travailleuses "étrangères"

 

La signature exacte de ce tract est "Action nationale contre le surpeuplement étranger". Jusqu'à plus ample informé, il semblerait que ce parti n'a pas publié d'affiche en français pour cette votation, en tout cas à Genève, mais il a fait diffuser par ses différentes sections cantonales, dont celle de Genève, le très dense tract reproduit ci-dessus. Imprimé à Zurich, il aussi dû être publié en allemand et sans doute en italien, voire en romanche, pour être distribué dans toute la Suisse et poser, dans chaque canton, un même cadre idéologique et politique pour appeler à accepter l'initiative de l'Action nationale "contre l'emprise étrangère" certes, mais aussi déjà surtout "contre la surpopulation étrangère".

Ce tract développe une argumentation qui donne clairement à voir la logique dans laquelle l'Action nationale se place pour offrir à la Suisse un récit qui agence le passé, le présent et l'avenir du pays dans une trame narrative qui crée diverses oppositions et qui en joue. Le parti de James Schwarzenbach en appelle avec force au retour vers un passé heureux, détruit par l'avidité du "grand capital" (nommément "la grande industrie"; "les banques"; "la Migros"; les "coopératives de consommation" [la Coop]), explicitement stigmatisés pour avoir fait venir en Suisse des centaines de milliers de "travailleurs étrangers" à la seule fin de s'enrichir encore plus (voir particulièrement les deux premiers paragraphes du tract).

Sans du tout envisager de mesures pour lutter contre le "grand capital" qu'elle décrie ici pourtant véhémentement, l'"Action nationale contre le surpeuplement étranger" cherche, en utilisant l'arme de la démocratie semi-directe, à transformer en majorité politique la partie silencieuse de la classe ouvrière et de la classe moyenne autochtones fragilisées par la modernisation du pays et son développement économique. Elle cherche à en faire les points d'appui-clé d'une révolution réactionnaire voyant dans le million d'étrangers habitant en Suisse en 1970, qui sont en fait surtout des travailleurs et des travailleuses immigrées, la source de tous les maux du pays largement explicités dans le tract (industrialisation, crise du logement, inflation, explosion des impôts pour financer des équipements sociaux pour les étrangers, etc). C'est pourquoi l'initiative du 7 juin 1970 entend se dresser "contre le surpeuplement étranger", un surpeuplement (d)énoncé comme une évidence au vu du développement d'une Suisse qui compte alors 6'193'000 personnes y résidant (elles seront 8'670'500 à fin 2020) dont 1'002'000 étrangers (2'211'000 à fin 2020). C'est ainsi que l'"Action nationale contre l'emprise étrangère", demande le renvoi en quatre ans de quelque 400'000 travailleurs et travailleuses immigrées, quand bien même le texte de l'initiative elle-même n'indique pas explicitement ce chiffre. Mais son tract affirme: "N'est-ce pas suffisant si, après acceptation de l'initiative contre le surpeuplement étranger, nous aurons encore 600.000 étrangers séjournant chez nous, sans compter les frontaliers et les saisonniers qui pourront venir tant qu'il en faudra [en italique dans le texte mais souligné par nous] pour travailler neuf mois par an chez nous? Ce nombre d'étrangers nous l'avions il y a peu d'années. N'avions-nous pas alors aussi de quoi vivre?"

Selon ce texte de l'Action nationale, seule une telle réduction de la population étrangère résidant en Suisse permettra le retour aux sources espéré au pays d'antan et à ses valeurs, et implicitement, démagogiquement aussi, celui d'une économie miraculeusement redevenue sous contrôle, au profit de la classe ouvrière et de cette partie de la classe moyenne suisses se percevant comme des laissés pour compte des changements et de la prospérité nouvelle intervenus au fil du quart de siècle écoulé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Cette affiche non signée dont l'auteur est François Gay joue efficacement sur la répétition insistante des sons "re" et "fu" dans refuge et refus pour invoquer elle aussi une tradition. Mais une tradition humaniste plutôt que la passion paysagiste régressive dont l'Action nationale tente de faire rêver une Suisse qu'on peut aussi entrevoir comme barricadée face au visage apparaissant entre les majuscules du NON de cette affiche.

 

La première de ces affiches du Parti radical, qui a été diffusée à Genève mais également en Suisse romande, paraît vouloir indiquer que l'initiative Schwarzenbach perturbe l'image de la Suisse et la rend très floue, manière peut-être aussi d'indiquer qu'à ce jeu-là, si le peuple venait par malheur à suivre l'Action nationale, il se retrouverait floué pour avoir bradé, pour de mauvaises passions xénophobes, une identité helvétique associée à un certain esprit d'ouverture. Le Parti radical adresse un message analogue à la jeunesse helvétique en faisant du projet de Schwarzenbach une menace politique risquant d'aboutir - les mots sont forts - à une Suisse "isolée, rétrécie et sans avenir", dont la prospérité elle-même, peut-on imaginer, pourrait ainsi être mise en danger.

 

 

 

La première des trois affiches qui précèdent n'est pas signée par son auteur, Jean Leffel. Mais son propos est proclamé par un "Comité syndical genevois contre l'initiative Schwarzenbach". Apparemment, dans cette campagne de votation, sont apparues de nombreuses autres versions de cette affiche, au nom de personne ou à celui d'autres comités ad hoc. Elle appelle très explicitement et avec humour à voter contre l'initiative de l'Action nationale afin de préserver, dit-elle expressément, la "prospérité" du pays des méfaits d'un arboriculteur patriote sciant béatement la branche de cette prospérité sur laquelle il est confortablement installé.

L'espoir des commanditaires syndicaux de cette prise de position n'est-il pas, en somme, que les électeurs sauront se monter "raisonnables" et qu'ainsi, passé le gros temps de l'inflation et plus généralement de la "surchauffe", tout pourra continuer à aller bien, comme avant et comme d'habitude, en évitant un marasme non-nécessaire et le départ de centaines de milliers d'immigré·e·s jugées irremplaçables par les un·e·s mais pas par les autres.

Les deux autres affiches syndicales apparaissant ci-dessus portent également la signature du Comité syndical genevois précité, suivie à chaque fois par le nom de trois grandes organisations syndicales du canton de Genève. Elles développent, elles, de tout autres arguments que l'affiche syndicale due à Leffel, des arguments qu'on dira politiques et non plus seulement consuméristes.

Sans sourciller, la première de ces  deux affiches fait sienne la volonté de l'Action nationale de voir la Suisse rester "maîtresse chez elle". En revanche, le Comité syndical genevois contre l'initiative Schwarzenbach dénonce vivement la volonté des partisans de l'initiative de "chasser" de notre pays des centaines de milliers de travailleurs et de travailleuses "étrangères". Ils jugent cette volonté "honteuse", impliquant sans doute par-là que de tels renvois marqueraient aussi le manque de tout respect pour les apports de ces immigré·e·s au développement de la Suisse. Reprenant ce même argument, la seconde affiche syndicale commence par désigner avec des mots forts - "discrimination, xénophobie et exploitation" - les anti-valeurs en quelque sorte, qui animent des volontés de renvois massifs sur la violence desquelles l'Action nationale ne paraît avoir aucun état d'âme.

En ces lendemains de Mai 68, Genève, comme le reste de la Suisse, ainsi que le monde, ont vu naître une très forte mobilisation et action militante de la jeunesse en direction des classes populaires, notamment de la classe ouvrière et en particulier des travailleurs et travailleuses immigré·e·s. A différents titres, on pourrait dire que ces affiches font image avec des textes subversifs paraissant écrits à la main. Elles sont emblématiques de mobilisations et de prises de position qui répondent d'une certaine façon aux analyses avancées notamment dans le tract de l'Action nationale examiné précédemment. 

Elles partagent avec lui l'ambition d'offrir à ses destinataires une vision globale de leur situation en Suisse, mais la différence-clé est que les affiches extraparlementaires s'adressent simultanément aux travailleurs suisses et aux travailleurs étrangers - et pas seulement aux citoyens suisses, ouvriers ou non d'ailleurs -, en les appelant à s'unir contre tous ceux, et contre tout ce qui les divise et les rend vulnérables face aux pouvoirs occupés à perpétuer leur exploitation.

Il en résulte ci-dessus un portrait du ou des travailleurs, ni "suisses", ni "étrangers", ou alors "tous étrangers", mais "étrangers" seulement à "toutes les décisions" dont ils sont littéralement les "objets". C'est ainsi qu'après avoir décliné plusieurs visages de l'exploitation du "travailleur", l'affiche se conclut, dans la perspective extra-parlementaire qui est la sienne, non pas seulement par une consigne de vote implicite contre l'initiative mais par un appel à l'"Unité dans la lutte de tous les travailleurs". Celle-ci est vue comme la condition impérative de tout véritable changement de leurs conditions d'existence face à l'oppression de trois complices: l'Action nationale, le patronat et l'État fédéral, jugé "bourgeois", et ses arrêtés. De la sorte, on se retrouve loin des seuls arguments tantôt humanistes, consuméristes, moraux ou sociaux avancés précédemment contre cette initiative.

 

Cette autre affiche au texte abondant, paraissant lui aussi avoir été écrit à la main, s'en prend également à l'initiative Schwarzenbach. À l'instar de la précédente elle ne s'adresse pas d'abord aux citoyens mais bien aux travailleurs et aux travailleuses dans leur ensemble sans aucune distinction de nationalités, pour les appeler à l'union et à la lutte.

Les forces politiques s'exprimant à travers cette affiche sont elles aussi déterminées à produire une critique radicale du capitalisme. Leurs préoccupations et revendications sont également le fruit d'un souci théorique et d'analyses cherchant à replacer chaque question touchant aux conditions d'existence de la classe ouvrière dans le contexte le plus large qui les détermine, par-delà tout clivage national.

À l'ère d'un capitalisme défini d'emblée comme étant "au stade de l'impérialisme", les frontières nationales sont expressément présentées ici comme l'une des armes de la bourgeoisie, du patronat et de l'État pour opérer des distinctions de statut entre les travailleurs afin de pouvoir jouer contre eux de leurs différences. L'affiche invoque à cet égard en premier lieu le statut de saisonnier, dont elle demande l'abolition. Elle revendique aussi pour tous les travailleurs et travailleuses de meilleures conditions d'existence, notamment financières, en matière de sécurité sociale, de logement et plus généralement de jouissance de la ville, qui devrait leur appartenir, suggère encore l'une des dernières lignes de l'affiche.

L'affiche n'a cure de ces maigres distinctions et revendique pour tous les travailleurs de meilleures conditions d'existence, notamment financières, en matière de sécurité sociale, de logement et d'usage de la ville, c'est-à-dire aussi de temps et de prix du transport entre lieu d'habitation et lieu de travail. Pour les forces politiques portant le discours de cette affiche, qui sont déterminées à produire une critique radicale du capitalisme, à la différence de l'Action nationale qui préférait faire des "travailleurs étrangers", plutôt que du "grand capital", comme elle l'écrivait, la source de tous les maux et de véritables boucs émissaires, les préoccupations et revendications apparaissant dans cette affiche sont le fruit d'un souci théorique et d'analyses cherchant à replacer chaque question touchant aux conditions d'existence de la classe ouvrière dans le contexte le plus large qui détermine leurs possibles améliorations, par-delà tout clivage notamment national. Cela à l'âge d'un capitalisme défini ici comme étant "au stade de l'impérialisme", pour dire surtout que ce capitalisme était devenu intrinsèquement international, ce qui ne l'empêchait cependant pas du tout, au contraire, de jouer plus que jamais des frontières contre les travailleurs et les travailleuses.

 

Le résultat du vote et ses lendemains à Genève

Au niveau national, malgré l’opposition des autorités fédérales, des principaux partis politiques, des milieux économiques, des Églises ainsi que des organisations de gauche et d’extrême gauche, l’initiative n’est rejetée que par 54% des votants, en obtenant le soutien de 6 cantons et 2 demi-cantons. La participation atteint un taux exceptionnel de 75% des électeurs. Cependant, à Genève,  le rejet est plus marqué, puisqu’il s'élève à 60,3%, avec une participation également très forte (72,52 %).

Ne nous méprenons pas sur le sens et la portée de cette courte victoire. Elle signifie certes le rejet de renvois massifs et très rapides, pour ne pas dire brutaux de travailleurs et travailleuses étrangères. Mais elle avalise de fait l'arrêté du Conseil fédéral du 16 mars 1970 prônant activement une politique migratoire visant à une rotation optimale de la main-d'œuvre étrangère en Suisse et nullement son intégration dans le pays. Quand bien même celui-ci en a impérativement besoin sur une base durable, en particulier dans le domaine de la construction et des travaux publics.

Au reste, comme on va le voir dans le graphique qui suit, entre retours plus ou moins forcés en Italie ou en Espagne principalement, faute d'avoir retrouvé un emploi d'une année à l'autre, et départs "choisis", par écœurement ou crainte de la xénophobie galopante révélée par cette initiative dans près de la moitié de l'opinion publique suisse, l'effectif des travailleurs et travailleuses étrangers en Suisse a été fortement impacté par le résultat de cette votation, y compris à Genève où ce résultat était pourtant un peu moins défavorable aux travailleurs et travailleuses immigré·e·s au terme d'une campagne aussi mobilisatrice que dans le reste du pays.

 

On peut observer sur ce graphique, qu'à Genève aussi bien, au lendemain de cette votation fédérale et dans les quatre ans qui précèdent celle de l'initiative Schwarzenbach de 1974, le nombre de titulaires de permis B diminue de près de moitié, passant de quelque 40'000 à environ 20'000 personnes. Il en va de même pour le nombre de saisonniers et de saisonnières (permis A). Il reste stable jusqu'à fin 1972, avant de diminuer lui aussi significativement dans les deux années suivantes, où il passe de quelque 10'000 à environ 5'000 personnes, soit ici encore une diminution de moitié, en raison peut-être aussi des effets du premier choc pétrolier (1973) sur l'économie genevoise.

On notera en revanche que dès 1972, début genevois de la statistique relative au permis C, un permis d'établissement renouvelable tous les cinq ans sans limite de temps et beaucoup plus favorable à ses détenteurs et détentrices quant à leurs droits, le nombre de ceux-ci passe en deux ans d'environ 30'000 unités à quelque 40'000. C'est peut-être un signe qu'alors, à Genève du moins, malgré le développement de la xénophobie et peut-être pour mieux la combattre, certains milieux économiques, politiques et sociaux sont désormais déterminés à privilégier, en matière de main-d'œuvre étrangère, une politique migratoire tendant à l'intégration durable en Suisse des travailleurs et travailleuses immigrées plutôt qu'à leur rotation constante à travers la continuation du recours massif aux permis A et B.

 

 

Chapitre 6. Autour de l'initiative "contre l'emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse" soumise au vote des Suissesses et des Suisses le 20 octobre 1974

 

1971-1974: pour l'essentiel, l'Action nationale et le Conseil fédéral rejouent, en les durcissant, leurs partitions antithétiques et complémentaires contre les saisonniers et les saisonnières

 

Au lendemain du 7 juin 1970, beaucoup comprennent que James Schwarzenbach et l'Action nationale, seuls contre tous, ont été très près de l'emporter malgré toutes les sonnettes d'alarme tirées pour agiter le spectre du chaos auquel le succès de l'initiative exposerait le pays. Le lancement le 27 mars 1971 de la récolte de signatures sur le texte de la nouvelle initiative que l'Action nationale veut voir soumise au vote populaire ne calme évidemment pas les esprits. Du côté des initiants comme du Conseil fédéral, chacun durcit le ton. La nouvelle initiative émet maintenant des exigences chiffrées. Elle demande la réduction de la population étrangère en Suisse à 500'000 personnes, hormis 150'000 saisonniers et saisonnières et 70'000 frontaliers et frontalières, hormis aussi, comme en 1970, "le personnel des établissements hospitaliers et les membres des représentations diplomatiques et consulaires". De plus, la nouvelle initiative prévoit de faire passer de 10 à 12% la population étrangère autorisée dans chaque canton, en laissant fixé à 25% le taux supérieur autorisé dans le cas de Genève. Autre changement observable cette initiative entend se dresser dès son titre contre "le surpeuplement  étranger", ce qui était déjà le cas de fait dans la précédente mais sans que ces mots figurent dans son appellation qui se contentait de parler de lutte "contre l'emprise étrangère", notion reprise ici devant celle de surpeuplement du pays.

Au demeurant, dans les documents relatifs à cette initiative, il apparaît que les termes "surpeuplement" ou "surpopulation" de la Suisse sont utilisés l'un pour l'autre de façon aléatoire, en lien peut-être aussi avec des enjeux de traduction de l'allemand au français. Nous avons respecté les termes choisis par nos sources mais sans leur attribuer de poids particulier dans le contexte de leur emploi, même si l'on peut percevoir des connotations quelque peu différente entre ces deux mots, "surpeuplement" sonnant peut-être plus critique ou péjoratif que "surpopulation". Ce qui est décisif est le préfixe "sur".

Pour leur part, entre mai et juillet 1973, et non pas à la veille ou presque du vote de l'initiative - comme elles l'avaient fait en 1970 - les autorités et l'administration fédérales durcissent cette fois encore leur position contre l'immigration. Et ce durcissement est à nouveau opéré directement contre les saisonniers et très spécifiquement leurs épouses, quand bien même, comme en 1970, le texte de la nouvelle initiative de l'Action nationale demandant cette fois de limiter la population étrangère résidant en Suisse à 500'000 personnes, excluait toujours expressément de ce chiffre les saisonniers et les saisonnières. Pourquoi dès lors, malgré cela, le discours officiel se durcit-il spécifiquement à leur encontre? L'extrait qui précède du "Texte d'information sur le nouveau projet de réglementation de la main-d'œuvre étrangère diffusé par le Conseil fédéral le 28 mai 1973" permet de le comprendre. La plus haute autorité du pays est désormais convaincue, comme elle l'indique avec force, que les saisonniers et les saisonnières sont bel et bien un facteur d'augmentation de la population étrangère en Suisse et qu'"Eux aussi surchargent notre infrastructure", ce que pense également l'opinion publique, ajoute le Conseil fédéral un peu perfidement.

Le durcissement du procès à charge contre les saisonniers et les saisonnières culmine dans l'article 18 du "Résumé des instructions du Département fédéral de justice et police du 12 juillet 1973 destinées aux directions cantonales de police. Cet article interdit de donner un permis de saisonnière à des femmes avec des enfants mineurs, en sous-entendant qu'elles les feront venir en Suisse en dépit de l'interdiction persistante du regroupement familial, donc clandestinement. En outre, plus il y a de saisonniers et de saisonnières, plus ils et elles sont susceptibles à un terme d'obtenir des permis B les autorisant à faire venir leurs enfants à la condition d'avoir un logement adéquat.

Tout se passe comme si le Conseil fédéral juge qu'il ne parvient pas à contrôler suffisamment l'augmentation du chiffre de la population pour éviter que le corps électoral fédéral, devenu également féminin depuis 1971, refuse les remèdes draconiens de l'Action nationale, dont on craint à nouveau qu'ils provoquent un marasme économique et social.

Plus généralement, dans sa préface datée de 1972 à l'ouvrage de Claudio Calvaruso intitulé Sous-prolétariat en Suisse, 152/192 mille travailleurs saisonniers. Pourquoi? qui paraîtra en 1974, Roger Girod, alors professeur de sociologie à l'Université de Genève, n'hésite pas, dans un renversement de perspective saisissant, à qualifier la politique migratoire de la Suisse de "colonialisme intérieur", une politique qu'il voyait comme un frein majeur à la modernisation de la société helvétique, sans doute l'un des principaux objectifs de l'Action nationale. Girod écrit:

"Ainsi, alors qu'une collectivité moderne peut, à condition d'avoir une économie solide et une politique sociale audacieuse, évoluer rapidement vers plus d'égalité dans les rapports humains, de travail et autres, de même que vers une plus juste répartition du bien-être, notre pays entretient en son sein une sorte de colonialisme intérieur freinant pesamment ce mouvement. Il est si commode d'avoir des serviteurs, si flatteur aussi. La seule différence avec la situation coloniale classique, comme je l'ai écrit il y a déjà près de dix ans, est que les autochtones sont les dominants et les immigrés, du moins les plus défavorisés d'entre eux, les asservis."

Dans sa propre préface à l'édition française de son ouvrage, s'agissant toujours de la politique migratoire fédérale en matière de main-d'œuvre étrangère, Calvaruso a ce commentaire cinglant, qui résonne de façon particulièrement forte avec les deux documents officiels de 1973 qui précèdent:

"1973: les jeux sont faits!

Il aura fallu deux ans de tâtonnements, de réflexions, de consultation, d'imagination, d'attente avant que le Conseil fédéral prenne de manière irréversible la voie d'une politique  d'immigration, basée en grande partie sur une main-d'œuvre étrangère en rotation, qui ne présente pas de risque d'enracinement sur le territoire, dont les coûts sociaux sont minimes et les rendements économiques optimaux [en gras dans le texte].

Deux ans de pause avant de trancher en faveur d'un mécanisme d'importation de travailleurs qui est le seul aujourd'hui à garantir encore une marge d'avantages économiques suffisante par rapport à son alternative naturelle qui consisterait plutôt à exporter les capitaux là où la main-d'œuvre existe en surabondance."

Remarquons que la conclusion du raisonnement de Calvaruso est tout à fait différente de celle à laquelle aboutissait ci-dessus Roger Girod. Tandis que le sociologue genevois prônait la modernisation de la Suisse grâce entre autre à la fin de la main-d'œuvrebon marché, Calvaruso proposait, lui, l'exportation des capitaux vers les zones où la main-d'œuvre surabonde. C'est là un débat sur les modèles et les moteurs du développement économique et social en régime capitaliste qui paraît alors peu mené dans le monde politique suisse.

 

Des affiches de campagne beaucoup plus nombreuses et variées qu'en 1970, mais développant des arguments fondamentalement semblables à ceux d'alors

 

Arrêtons-nous maintenant sur les affiches électorales liées à cette campagne qui suscita un intérêt aussi fort qu'en 1970 mais avec un résultat très différent. Cette fois elles abondent. Nous les passons en revue dans le même ordre que celui retenu pour 1970, en allant à nouveau successivement des affiches des acteurs politiques et syndicaux genevois, de droites ou de gauches, réputées extrêmes ou pas, et encore une fois parlementaires ou "extraparlementaires" comme on disait toujours en ces lendemains encore de Mai 68.

Sur cette affiche, une fillette contemple dans un berceau verdoyant, le bébé sur lequel elle veille, qui n'est autre que la Suisse, affichée sur cette poussette à la place du bébé qu'on ne voit pas, et cela à travers une croix suisse miniature, comme lui. Pour un avenir voulu assurément radieux, il suffit, dit sans emphase un Oui géant qu'on oublie presque, d'accepter cette initiative "contre l'emprise étrangère", la signature de l'affiche mentionnant en petits caractères presque mangés par les couleurs lui aussi, l'autre objectif de l'initiative, en vérité son premier objectif: la lutte contre "la surpopulation étrangère". Tout cela dans des tons chaleureux, insistons-y, fleurant bon la nostalgie, sans mention aucune du nombre glaçant de renvois rêvés par les initiants. Bref une opération indolore, qui ne l'est cependant pas, même pour Vigilance, le parti de la droite genevoise réputée dure de ce temps-là.

En fait, cette affiche de Vigilance ne donne pas non plus de chiffres mais à travers la question toute rhétorique qui lui sert de titre, elle fait apparaître au moins l'idée que, dans cette votation, il s'agit, de la diminution du nombre des étrangers en Suisse. Sans surprise, Vigilance est pour... "MAIS autrement", adverbe qui peut certes indiquer un désaccord sur la manière ou en laisser présager un sur des nombres pourtant toujours pas expressément affichés.

Dans ce contexte et dans sa concision, cette affiche reste sibylline mais pas tout à fait, car "OUI... MAIS AUTREMENT! ne veut assurément pas dire: NON... CAR PAS COMME ÇA! Si bien que l'électeur vigilant dira certainement Oui, point final.

Émanant sans doute d'un comité ad hoc, l'affiche qui précède n'est pas signée. En revanche, elle donne le chiffre absent des prises de position précédentes et elle confère aussi des visages et des fonctions aux victimes potentielles de l'initiative de 1974 si elle venait à passer. Qui plus est, ces personnages sont en partance puisqu'ils sont installés sur des rails de chemin de fer, comme sur un siège éjectable, avec un enfant interdit peut-être de regroupement familial, avec devant eux une valise sur laquelle sont déposés quelques objets à la fois banals et emblématiques. Mais surtout ces personnes posent une question, qu'on peut aussi entendre comme une question rhétorique, et à laquelle elles répondent "Non", tout comme à l'initiative: "Ferez-vous leur travail?", demandent-elles, dans l'agriculture, la construction, l'hôtellerie-restauration ou dans l'industrie également? Non bien sûr car dans la phase de développement que traverse alors la Suisse, les Suisses sont désormais de plus en plus en mesure de ne plus effectuer ces travaux durs et astreignants, volontiers méprisés. Ici encore, dire non à l'initiative c'est opter à nouveau pour la continuation de la prospérité contre le risque du marasme que font craindre tant de départs de travailleurs, qualifiés certes d'"étrangers", mais que beaucoup de Suisses·se·s jugent durablement indispensables au bon fonctionnement et à la prospérité du pays.

Exprimant l'opinion d'un Comité de défense des Rentiers AVS-AI, cette autre affiche illustrée souligne un apport supplémentaire que fournissent à la Suisse les travailleurs et travailleuses immigré·e·s, du fait qu'à travers leurs salaires, ces personnes participent au financement des assurances sociales, non sans payer en outre des impôts comme tout le monde. Une fois encore l'angle d'attaque privilégié pour contrer l'initiative de l'Action nationale est celui de la menace que son acceptation ferait peser sur la prospérité helvétique, en l'occurrence sur son assurance invalidité et son système de retraite, dont on ressent l'importance pour ce couple de retraités aux ressources visiblement comptées, auquel de nombreux aîné·e·s pourront facilement s'identifier. L'affiche se termine sur un rappel clé qui sonne comme un slogan pour inciter à voter non: "500.000 étrangers nous aident à vivre mieux".

Parmi quelques autres affiches illustrées venant de la société civile que nous avons retrouvées, nous avons retenu, pour sa force tout à la fois abstraite et concrète, cette figuration d'une série de six empreintes de pas ayant quitté un même centre, sous-entendu la Suisse, centre occupé maintenant par une question cruciale ("Et après?"), qui paraît vouloir sortir d'une torpeur indifférente, avant qu'il ne soit trop tard, des citoyens et des citoyennes incrédules ne prenant pas la mesure des dangers que pourrait leur faire courir ainsi qu'au pays tant de vides laissés par les personnes chassées.

Produites par les partis politiques, la plupart des affiches qui suivent expriment leurs positions sur cette initiative de 1974 sans aucun recours à des illustrations. Elles s'expriment principalement au travers des mots-clés dont l'importance relative est définie par les polices et les tailles de leurs caractères ainsi que leur distribution sur l'affiche, qui hiérarchise le propos. Mais il arrive bien sûr aussi que la typographie à elle seule véhicule un message fort, comme on l'a vu par exemple plus haut dans l'affiche de Vigilance.

Les deux affiches qui précèdent sont le fait de deux partis suisses alors encore distincts, comme ils l'étaient depuis plus d'un siècle, le Parti libéral et le Parti radical, nés tous deux au 19e siècle et qui ont fusionné en 2009 pour donner naissance au Parti libéral-radical existant de nos jours. La position prise par ces deux partis contre l'initiative de l'Action nationale et l'analyse qu'ils font des menaces qu'elle représente est la même, mais d'une affiche à l'autre les accents graphiques et rhétoriques de ces prises de position paraissent inversés. Les mots-clés utilisés par les deux partis sont proches. Ils évoquent d'une part les désastres économiques quasi-apocalyptiques que provoquerait dans le pays l'acceptation du texte de l'Action nationale (enjeu encore une fois des conditions de perpétuation de la prospérité économique de la Suisse) et d'autre part des drames inhumains annoncés et dénoncés en invoquant a contrario quelques valeurs cardinales puisque l'initiative est taxée d'"inhumaine", "indigne" et "antisociale". Du côté radical on se montre plus concis et synthétique et l'on commence par parler de valeurs, pour stigmatiser - rares sont ceux qui le font - la xénophobie mobilisée de fait dans le projet de l'Action nationale, dont les radicaux dénoncent aussi l'inhumanité. En dernier lieu, ils stigmatisent en deux mots cinglants ("l'asphyxie économique") le danger mortel qui résulterait d'un oui pour la prospérité du pays.

Comme en titre, pourrait-on dire, le Parti démocrate-chrétien dénonce à son tour, en premier lieu, une "Initiative inhumaine", avant de jouer un peu sur les mots en dénonçant une "mauvaise action nationale", mais sans mettre de A majuscule à l'Action en question, ce qui aurait peut-être rendu l'allusion morale plus explicite, avec un  brin d'humour.

Ambitionnant, elle, de bien mettre toujours les points sur les i comme dans le mot "indépendants" figurant dans son nom, cette Alliance se contente d'un "NON à l'initiative contre les étrangers" qui va directement à l'essentiel et dont le graphisme même est aussi tranchant que des lames affutées.

 

Parmi les partis et courants politiques de gauche se jouent des partitions différant à des degrés divers des affiches des droites. Mais au-delà de leurs similitudes ces affiches de gauche comportent aussi entre elles des différences notables.

Dans cette campagne, à l'instar de l'Action nationale, le Parti socialiste est le seul autre des partis traditionnels à s'exprimer au moyen d'une image articulée à un texte. Ces deux avant-bras et mains comme nouées en appellent bien sûr à la solidarité, une idée absente des affiches des partis de droite, mais sans préciser entre qui et qui, sans doute parce que dans le contexte de cette campagne c'est évident qu'il s'agit des Suisse·sse·s et des travailleurs et travailleuses "étrangères".

Le sens des mots qui apparaissent comme greffés sur cette image est plus (trop) difficile à décoder: "Même si notre économie n'était pas menacée nous dirions non". Cette affirmation signifie donc que les socialistes, au diapason avec les partis de droite sur ce point, pensent aussi que l'initiative menace gravement la prospérité économique de la Suisse mais pour eux le problème principal est ailleurs, d'où leur volonté de se démarquer sur l'enjeu de la prospérité: pour ce parti, le problème-clé tient essentiellement dans la volonté de l'Action nationale de renvoyer chez eux des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses. Les affiches de la droite s'y opposent certes aussi mais en incriminant seulement l'"inhumanité" de cette volonté, et sans en appeler, au contraire des socialistes, à l'antidote de la solidarité que leur affiche invoque visuellement avec force et que le reste de la gauche et les syndicats feront aussi leurs mais autrement, plus politiquement et seulement en mots.

Le Parti du travail s'oppose évidemment à l'initiative de l'Action nationale. Il rejette la division qu'elle opère, pour mieux les opposer, entre "travailleurs et travailleuses suisses" et travailleurs et travailleuses "étrangères". Clairement, l'affiche du Parti du travail n'entend connaître que des "travailleurs" pour dénoncer ensuite une initiative "qui trompe" ces travailleurs "et les détourne des vrais problèmes". Hélas, elle ne nomme clairement ni le contenu de cette tromperie ni ce que sont à ses yeux les "vrais problèmes" de la classe ouvrière en Suisse, par opposition à ceux que l'Action nationale désigne comme tels.

Ces flous n'aident en l'occurrence pas les travailleurs et les travailleuses concernés à distinguer la nature de la tromperie dont ils font l'objet aux yeux du Parti du travail ni ce qui constitue alors au juste, pour celui-ci, les "vrais problèmes" de la classe ouvrière. Avec l'Action nationale, la différence et le différend portent-t-ils sur la nature des problèmes ou sur les solutions proposées pour remédier à des enjeux identiques? Notamment pour tout ce qui a trait à la xénophobie et aux renvois massifs dans leurs pays respectifs de dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses désignés comme "étrangers", et stigmatisés comme tels. L'affiche de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) appelant à refuser l'initiative de l'Action nationale évite ces différents écueils et désigne clairement ce qui ailleurs dans les affiches de gauche demeure souvent trop vague.

A la différence de celle du Parti du travail, l'affiche de la LMR ne se contente pas d'en appeler à l'unité des travailleurs suisse et étrangers. Elle appelle les uns et les autres à la lutte, et donc pas seulement à voter, mais bien à se battre solidairement dans les entreprises elles-mêmes contre les perspectives destructrices de l'Action nationale et au-delà d'elle de "la bourgeoisie". L'affiche dénonce en outre spécifiquement les "discriminations" dont font l'objet les travailleurs étrangers et elle formule des revendications qui vont au-delà du seul appel à rejeter l'initiative de l'Action nationale. Elle esquisse une perspective concrète pour la lutte contre les divisions entre travailleurs suisses et étrangers en réclamant pour les uns et les autres les mêmes "droits", non seulement "syndicaux" mais aussi "politiques", ce dont la Suisse reste jusqu'à aujourd'hui très éloignée. Mais l'aspiration à l'égalité entre travailleurs suisses et étrangers est encore poussée beaucoup plus loin par la LMR qui propose, la première et la seule dans le contexte des affiches de cette campagne, l'instauration de rien moins que "la libre circulation des personnes", qui ne deviendra réalité qu'en 2002, soit plus d'un quart de siècle plus tard, au gré des combats et péripéties qu'on verra.

Traités en silhouette, un ouvrier suisse et un ouvrier étranger poings levés apparaissent ici on ne peut plus unis dans la lutte. Et sur quoi les pieds de ces deux ouvriers pèsent-ils? A bien y regarder, il s'agit d'un patron caricaturé figurant la bourgeoisie mentionnée juste en-dessous de l'action nationale, privée ici aussi de son A majuscule.

Cette affiche artisanale est intéressante sur plusieurs plans, tout d'abord pour sa signature: "Groupe Pâquis". Elle signale ainsi l'existence, à gauche de la gauche, de groupes d'opposant·e·s à l'Action nationale se situant en dehors des partis politiques traditionnels et des syndicats, ancré ici dans un quartier où les travailleurs et les travailleuses étrangères sont particulièrement présentes. Cette affiche-tract renvoie aussi aux affiches réalisées à la main la main et "contextualisantes" déjà apparues en 1970 et qui sont à notre sens un trait marquant des manières de voir des nouveaux courants politiques issus des années 68. Ici le texte est parsemé d'illustrations visant à rendre plus concrets les discours politiques tenus. L'affiche esquisse en outre dans toute son ampleur ce qu'elle présente comme les développements à venir, au-delà de l'expulsion de 500'000 "ouvriers étrangers", de l'action destructrice de l'Action nationale, et plus largement de ce "grand capital", que celle-ci stigmatisait aussi mais sans nullement s'y attaquer, on l'a vu. Des destructions annoncées dans plusieurs domaines clés de la vie sociale, avec un accent particulier mis sur l'accélération et respectivement l'allongement des rythmes et du temps de travail lui-même, avec de plus des pressions à la baisse sur les salaires.

Nous n'avons retrouvé pour cette votation du 20 octobre 1974 qu'une seule affiche provenant des syndicats, alors que, comme on l'a vu, nous avons pu en repérer, de leur part, quatre concernant la votation du 7 juin 1970. Cette unique affiche syndicale émane de la Communauté genevoise d'action syndicale, la plus grande faîtière syndicale genevoise, plus connue sous l'acronyme de CGAS. Ce document renvoie explicitement aux principales critiques adressées à l'initiative de l'Action nationale par les partis politiques de droite et de gauche, d'une part en refusant "les expulsions massives et inhumaines" et d'autre part en rejetant la "division des travailleurs" systématiquement attisée par l'Action nationale pour faire avancer ses idées et ses pions.

Les deux dernières affiches remises en lumière ici renvoient à une autre dimension de cette campagne politique, qui n'est peut-être pas pour rien dans le bon taux de rejet genevois des projets de l'Action nationale. Toutes deux s'expriment en trois langues: en français et dans les langues des deux principales communautés immigrées de la Genève d'alors. Et toutes deux invitent à une grande "fête populaire de solidarité" aux multiples facettes, le samedi 12 octobre 1974, à une semaine de la votation, pour galvaniser les énergies et inciter toutes celles et ceux qui le peuvent à aller voter pour soutenir unitairement la cause de personnes désignées ici aussi comme des "travailleurs et des travailleuses" tout court.

 

Un refus beaucoup plus net des ambitions de l'Action nationale qu'en 1970, mais dans un contexte qui va brutalement changer et aboutir, durant quelques années, au renvoi chez eux, ou au non-retour en Suisse, de dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses immigrées sous l'effet de la crise économique déclenchée par le "choc pétrolier" de fin 1973 et début 1974

 

Ce 20 octobre 1974, l'initiative "contre l'emprise et la surpopulation étrangères" lancée par l'Action nationale du même nom est rejetée par 65,8% des citoyen·ne·s et par tous les cantons, avec une participation de 70% du corps électoral. A Genève aussi, l'appel est entendu puisque l'initiative y est refusée par 76,6% des voix, avec un taux de participation de 76,13%. Mais le contexte économique est en train de changer car les effets de la crise économique mondiale liée au « premier choc pétrolier » sont aussi fortement ressentis en Suisse. Ils y entraînent rapidement de très nombreux licenciements. La non-reconduction des contrats de centaines de milliers de travailleurs et travailleuses immigrées permet alors de limiter les dégâts de cette crise pour les Suisse·sse·s. De fait, simplement en n'étant plus appelée à revenir, la main-d'œuvre immigrée joue alors pleinement le rôle de "variable d'ajustement" du marché du travail helvétique à laquelle le système politique et économique suisse la destinait et la condamnait très délibérément à travers des statuts et des permis (A et B) n'offrant aucune garantie de séjour en Suisse et encore moins d'emploi, au-delà de 9 mois dans le cas des saisonniers et saisonnières ou d'un an pour les personnes possédant un permis annuel.

Cependant, une fois encore, ne nous y trompons pas, l'Action nationale a certes perdu mais pas le Conseil fédéral et ses politiques de plus en plus restrictives à l'encontre des saisonniers et des saisonnières. Leur statut hyper-dur et précaire reste alors plus que jamais en vigueur même si, en chiffres absolus et relatifs, leur effectif diminue désormais très significativement en ce début d'une nouvelle et grave crise économique. Mais celle-ci vaut très vite aux entreprises helvétiques une incitation officielle des plus fortes à protéger absolument les places de travail des Suisses et des Suissesses. En effet, le 19 décembre 1974, l'OFIAMT (Office fédéral de l'industrie, des arts et métiers et du travail) publie la directive ci-dessous sur "la protection des travailleurs indigènes et la sauvegarde de la paix du travail" qui constitue un sévère avertissement en la matière adressé cette fois au patronat lui-même plutôt qu'aux travailleurs et à leurs organisations, toujours avec le souci de préserver la paix du travail, c'est-à-dire d'éviter en principe toute grève.

La protection des travailleurs et des travailleuses, oui, mais d'abord des travailleurs et des travailleuses suisses, des "indigènes" d'ici, admirable brouillage lexical.

 

 

Chapitre 7. De l'"initiative parlementaire" genevoise de 1974 demandant au Conseil fédéral d'abolir le statut de saisonnier à son abandon à Genève en 1995

Une initiative parlementaire cantonale genevoise demandant au Conseil fédéral d'user de ses prérogatives pour abolir le statut de saisonnier

 

Le 11 janvier 1974, au nom de son parti, le député socialiste genevois Emilio Luisoni dépose devant le Grand Conseil une motion invitant le Conseil d'État à faire usage de son droit d'initiative fédérale, en vue d'inciter le Conseil fédéral à supprimer le statut des saisonniers. Le motionnaire justifie cette demande "uniquement du point de vue des droits les plus élémentaires" et parce que le statut de saisonnier légitime des discriminations qui sont "en flagrant conflit avec la Déclaration universelle du droit [sic] de l'homme". Dans son exposé des motifs, Luisoni propose clairement au législatif cantonal de ne pas discuter d'un point de vue économique d'un statut de saisonnier qu'il juge au demeurant discriminatoire, car autrement, pense-t-il en substance, le Grand Conseil serait profondément divisé à ce sujet et refuserait sa motion: "Nous ne désirons pas introduire le débat sur les raisons économiques qui ont conduit les autorités à instaurer ce statut discriminatoire. Une telle analyse nous diviserait profondément." En mars 1975, ce pragmatisme politique atteint son objectif et le législatif genevois adopte la motion socialiste qui conduit le Conseil d’État à s’adresser au Conseil fédéral le 9 avril pour lui demander de faire usage de ses prérogatives pour abolir le statut de saisonnier. En 1978, l'exécutif fédéral donnera à cette requête la réponse qu'on verra.

 

L'initiative "Être solidaires": un projet qui se veut réaliste et audacieux en proposant "une nouvelle politique à l'égard des étrangers" pour faire pièce au national-populisme de l'Action nationale et de ses avatars

 

À Genève, l’opposition au statut de saisonnier se cristallise initialement autour des actions du Comité pour l’abolition du statut de saisonnier (CASS), fondé en 1971, et celles du Centre de contact Suisses-Immigrés (CCSI), créé en 1974, d'emblée comme organisation d'envergure nationale. Le CCSI est donc en première ligne dans le lancement de l'initiative "Être solidaires" le 30 octobre 1974, dix jours après le refus par le peuple suisse de l'initiative fédérale de l'Action nationale "contre l'emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse".

L'initiative "Être solidaires" entend expressément battre le fer pendant qu'il est chaud. On le voit aussi dans ce qui fait figure de titre sur les feuilles de récolte de signatures pour cette nouvelle initiative. Les mots "Être solidaires" ne constituent en fait que le début d'une longue phrase-titre: "'Être solidaires' en faveur d'une NOUVELLE POLITIQUE à l'égard des étrangers, c'est l'expression de la VOLONTÉ cohérente d'une large partie du peuple suisse." Cette phrase entend définir, y compris à coup de MAJUSCULES, la singularité politique du projet de la nouvelle initiative, ainsi que son public cible: cette "large partie du peuple suisse" qui apparaît tout à la fois comme son fer de lance, son ancrage et la base à partir de laquelle construire la nouvelle majorité recherchée contre l'Action nationale et ses épigones.

Cette initiative cherche clairement à aller au-delà de la seule question de l'abolition du statut de saisonnier. C'est toute la politique suisse en matière d'importation et d'utilisation de la main-d'œuvre étrangère qu'elle entend refondre et refonder en s'appuyant sur cette "large partie du peuple suisse" dont elle se revendique d'entrée de jeu et qui, aux yeux des initiants, paraît composée à tout le moins des opposant·e·s à James Schwarzenbach et à l'Action nationale. Et d'un scrutin récent à l'autre, cette "large partie du peuple" est allée croissant, en passant du 54% de rejet en 1970 à 65,8% en 1974. Une majorité nouvelle paraît donc à portée de main pour une toute autre politique, veut-on croire: une "nouvelle politique à l'égard des étrangers" dont les sous-titres de la plateforme de lancement de l'initiative "Être solidaires" définissent très bien les contours. On y reconnaît sans peine la plupart des mots-clés dont les diverses gauches se sont réclamées dans les campagnes de  votation sur les initiatives Schwarzenbach de 1970 et 1974.

À une différence majeure près, dont la formulation suit immédiatement la phrase de titre du document en proclamant d'entrée de jeu et en majuscules, une "VOLONTE DE STABILISATION" aussitôt explicitée et justifiée en ces termes: "car des tensions sociales sont nées de l'immigration massive de l'après-guerre. Une limitation des entrées est indispensable pour éviter de voir s'aggraver ce malaise. Une politique de stabilisation ne saurait toutefois ignorer les droits fondamentaux de l'homme".

Que ratifie ainsi au juste les initiants? Sans doute la politique de contingentement de la main-d'œuvre étrangère définie par le Conseil fédéral en 1970 et 1974, comme on l'a vu plus haut, mais aussi la recherche, au-delà d'elle, d'un mécanisme de contrôle efficace - à l'unité près! - du chiffre de la population étrangère en Suisse, d'une année sur l'autre. Vaste programme dont nous ne chercherons pas à examiner ici comment il fut reçu sur le moment parmi les diverses gauches opposées aux politiques, notamment d'expulsion de travailleurs et de travailleuses étrangères, proposées par l'Action nationale.

Relevons cependant que dans la quête de maîtrise du développement du pays qu'indique également cette ambition quantitative, les porteurs de l'initiative "Être solidaires" fixent aussi, à la fin de la phrase précitée, une "ligne rouge": il faudra que le point d'équilibre quantitatif recherché soit atteint "sans ignorer les droits fondamentaux de l'homme", ce dont la droite dure n'avait cure puisqu'elle réclamait et prévoyait des centaines de milliers d'expulsions pures et simples en quatre ans, souvenons-nous.

La suite des sous-titres de cette plateforme ("volonté de liberté et de respect de l'homme", "volonté d'égalité", "volonté de solidarité") et leurs diverses explicitations offrent moins de surprises et se révèlent très largement compatibles avec l'agenda des diverses gauches opposées aux politiques prônées par l'Action nationale. Et ces explicitations laissent effectivement entrevoir une "nouvelle politique à l'égard des étrangers" qui les mettrait enfin plus nettement, quoique encore insuffisamment, sur un début de pied d'égalité avec les travailleurs et les travailleuses suisses ainsi que les citoyen·ne·s de ce pays.

Le texte même de l'initiative est la fidèle traduction législative de la plateforme qui l'introduit sur les feuilles de récolte de signatures.

 

La réplique de femmes du Mouvement de libération des femmes de Genève aux deux initiatives fédérales 'contre l'emprise étrangère' soumises au vote du peuple le 13 mars 1977

 

Dans la suite des années 1970, l'Action nationale ou les formations politiques qui s'en voudront les héritières ne cesseront de relancer des initiatives nourrissant de diverses façons leurs obsessions et celles d'une partie de la population et du corps électoral "contre l'emprise étrangère". Elles seront nettement refusées et obtiendront des taux de participation et d'approbation du corps électoral nettement décroissants.

Ainsi, le 13 mars 1977 notamment, le peuple suisse est à nouveau appelé à se prononcer sur deux initiatives hostiles aux étrangers et étrangères résidant et/ou travaillant en Suisse, l'une dite 'pour la protection de la Suisse', l'autre proposant 'la limitation du nombre annuel de naturalisations'. La première, lancée par le Parti républicain issu de l'Action nationale est rejetée au niveau national par 70,5% contre 29,5% de oui, pour un taux de participation de 45,20%. A Genève, on compte 74,7% de non, contre 25,3% de oui et un taux de participation un peu moindre qu'au niveau fédéral. L'initiative demandant le durcissement de la naturalisation est rejetée elle au niveau national par 66,2% des votant·e·s contre 33,8% de oui, pour un taux de participation de 45,22%. A Genève, ces chiffres sont respectivement de 76,4% de non à cette initiative, 23,6% de oui et un taux de participation de 41,65%.

Nous n'avons pas cherché à reconstituer le corpus d'affiches genevoises relatives à ces votations pour mettre plutôt en exergue l'affiche figurant ci-dessus, à la fois pour la force de son propos, son graphisme et son auteur collectif, non pas tout le Mouvement de libération des femmes (MLF) de Genève mais des membres, "DES FEMMES", en majuscule dans le texte, de ce mouvement très actif à l'échelle genevoise dès le début des années 1970, comme le montre Julie de Dardel dans son ouvrage intitulé Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977).

Cette affiche réalisée à la main n'est pas la première du genre pour le MLF genevois. Elle fait aussi penser au type d'affiches produites par la gauche extra-parlementaire contre les initiatives de l'Action nationale de 1970 et 1974. Elle se caractérise comme elles par un propos tout à la fois circonstancié et "totalisant", d'abord au sujet de la solidarité souhaitable entre les femmes et les travailleurs étrangers, en refusant de faire de ces derniers la cause et les boucs émissaires des problèmes, anciens et nouveaux que rencontre alors la population de Suisse: l'inflation, les problèmes de logement, les problèmes scolaires des enfants et désormais, en premier lieu, les problèmes liés à la crise économique - dont une augmentation marquante du taux de chômage helvétique -, qui a succédé brutalement, à la suite notamment des chocs pétroliers de 1973 et 1974, à la surchauffe économique des années 1960 et du début des années 1970.

Sous le titre "Ne nous laissons pas opposer aux travailleurs étrangers", l'affiche du MLF développe en deux colonnes une comparaison serrée entre la condition des travailleurs étrangers et celles des femmes en désignant les domaines (travail et chômage, statuts et vies sexuelles) de leur oppression commune et les modalités à la fois semblables et différenciées de ces oppressions.

Et l'on retrouve dans le propos concluant cette affiche le souci du Mouvement de libération des femmes d'appeler celles-ci à un changement révolutionnaire de leur condition d'opprimées, en sachant se dresser contre toutes les formes de "discrimination" concernant donc aussi d'autres groupes sociaux, en l'occurrence les "étrangers" en général et plus seulement les "travailleurs étrangers". Cet appel à la lutte contre toute discrimination définit le socle de l'unité et de la solidarité voulues à toutes les étapes du discours ainsi affiché.

 

Le Conseil fédéral renforce encore sa stratégie visant à exploiter le plus intensément possible les saisonniers et les saisonnières

 

Ce message du Conseil fédéral tient également lieu de réponse de sa part à l'initiative parlementaire que le Conseil d'État genevois lui avait adressée en mars 1975 suite à un vote du législatif cantonal. Cette réponse est étonnante de cynisme et illustre très bien la complémentarité de la politique d'hyper-exploitation de la main-d'œuvre étrangère commune aux partisans de la droite nationale-populiste et au Conseil fédéral: dans leurs initiatives, on l'a vu, l'Action nationale puis ses avatars tiennent systématiquement et scrupuleusement les saisonniers et saisonnières en dehors de leurs calculs du nombre d'expulsions à réaliser car ils savent que cette main-d'œuvre-là, après son retour obligatoire au pays au terme d'un contrat de neuf mois en Suisse, n'a aucun moyen de se défendre contre la non-reconduction de ce contrat qui est automatiquement synonyme de non-autorisation de rentrée légale sur le territoire helvétique.

Dans ce message, le Conseil fédéral prend aussi l'exact contrepied du motionnaire Luisoni voulant tenir, on s'en souvient, les dimensions et les enjeux purement économiques du statut de saisonnier à l'écart de la discussion sur leur sort en Suisse. Pour le Conseil fédéral, la continuation de l'existence en Suisse de travaux véritablement saisonniers, une réalité qui était très contestée depuis des années en particulier dans milieux de la construction elle-même, était une raison suffisante pour le maintien à tout prix de ce statut.

Cependant, et le Conseil fédéral ne s'en cache pas, en la matière ses vraies craintes sont ailleurs: l'abolition du statut de saisonnier "remettrait en cause le processus de réduction de la population résidante déjà en cours". Pour Berne, c'est en fait bien la première raison à invoquer pour conserver le statut de saisonnier, si discriminant et limitatif pour l'existence de centaines milliers de personnes dans ce pays. D'où cette conclusion du gouvernement qui nous semble marquée au coin d'un cynisme quasi narquois: "Le projet de loi [sur les étrangers] règle le statut de saisonnier de manière à éliminer les abus constatés dans le passé et prend en considération dans la mesure du possible, les aspirations sociales et humaines des travailleurs saisonniers". Suit immédiatement cette estocade qui ne manque pas de piquant: "Dans ce sens, le projet de loi va à la rencontre de l'initiative du canton de Genève".

En fait, le Conseil fédéral ne bougeait pas d'un iota sur sa politique de rotation en matière d'importation de la main-d'œuvre étrangère en Suisse, selon que celle-ci en avait besoin ou plus besoin, comme dans la période de crise économique dans laquelle on était maintenant entré. Cette politique était celle qui offrait la souplesse maximum, contre le monde du travail, dans l'ajustement optimal de la main-d'œuvre, appelée ou rejetée, pour pouvoir réagir au plus vite aux fluctuations, brutales ou non, du marché du travail. Non sans limiter au maximum les coûts sociaux divers engendrés par cette main-d'œuvre, notamment en matière de logement de travailleurs et de travailleuses étrangères et de leurs enfants, de scolarisation de ces derniers, d'assurances sociales etc. Fondamentalement, cette politique était toujours et encore celle de la rotation maximale de la main-d'œuvre employée en Suisse plutôt que son intégration durable à la vie économique du pays qui en avait pourtant structurellement besoin. D'où le refus farouche exprimé ici par la plus haute autorité fédérale, de supprimer le statut de saisonnier, comme les autorités genevoises le demandaient au nom de leur canton.

 

L'échec cinglant de l'initiative "Être solidaires" le 5 avril 1981

 

Le 5 avril 1981, près de sept ans après son lancement le 30 octobre 1974, l'initiative "Être solidaires" est soumise au vote du peuple suisse. Il est difficile de se faire une idée de cette campagne électorale à partir du petit nombre d'affiches retrouvées à ce sujet dans le Catalogue des affiches de la Bibliothèque de Genève. Pour cela, il faudrait puiser à d'autres sources, dont la presse écrite et d'autres masses media.

Au diapason de celle du comité d'initiative, ces affiches tournent autour de la solidarité demandée en faveur des travailleurs et travailleuses étrangères en Suisse. Pour le comité d'initiative, le slogan "Être solidaires" s'impose comme une évidence et une nécessité. L'affiche de Vigilance s'y oppose en voyant dans l'acceptation de cette initiative la source potentielle de plusieurs maux, de nature économique encore une fois, et même une perspective de "crise économique", dans laquelle on était au demeurant déjà bel et bien entré.

Le slogan de l'affiche exprimant le point de vue libéral paraît passablement sibyllin. En effet, que peut bien être en l'occurrence une "fausse 'solidarité" à rejeter pour cette raison même? L'affiche du Parti socialiste suggère une réponse en expliquant sans détour qu'il s'agit d'être tous solidaires "Contre le statut des saisonniers", une abolition qui suscite toujours beaucoup de craintes à droite. Au reste, l'unité célébrée par l'affiche socialiste fleure bon le paternalisme et les stéréotypes, avec la cravate du contremaître suisse (?) et diverses pilosités noires ou blondes, qui se retrouvent aussi dans l'affiche du Syndicat des travailleurs de la construction appelant à voter oui à l'initiative. En fait, ce stéréotype était présent dans l'affiche même du comité d'initiative.

À propos des affiches invitant à des fêtes de soutien à l'initiative "Être solidaires", on soulignera que l'on retrouve ici un état d'esprit festif et de militance déjà remarqué en 1974. Notons que l'affiche invitant au bal du 21 mars figure le regroupement familial, toujours interdit par le statut de saisonnier, à travers la représentation d'une famille, sans contraste blond aucun sauf dans le logo officiel de l'initiative repris en bas à droite de l'affiche, une famille sur le départ (ou en train d'arriver ou de revenir) avec une unique valise.

En fait seul le mensuel Tout Va Bien évite "l'écueil" de ce stéréotype: sur la couverture de son numéro 101 du 20 mars 1981, les deux ouvriers du logo officiel de la campagne pour l'initiative qui y sont repris sont représentés de façon identique. "Tous blonds!", diront les mauvais esprits.

Le 5 avril, le résultat tombe. Il est cinglant partout, y compris à Genève. Au niveau fédéral, l'initiative "Être solidaires en faveur d'une nouvelle politique à l'égard des étrangers" est balayée par 83,8% de non contre 16,2% de oui. A Genève, elle est massivement rejetée par 75,9% de non (3 électeurs et électrices sur 4) contre 24,1% de oui, avec une participation de 45%, plus élevée que les 38,88% du niveau fédéral, tous les cantons et demi-cantons s'étant opposés à l'initiative. Berceau initial du démarrage du projet, Genève fait donc un petit peu moins mal avec 7,9% de oui de plus à l'initiative, qui n'est cependant acceptée, ici aussi, que par moins d'un électeur sur quatre!

Pourquoi cette défaite? Grâce aux archives du Centre de Contact Suisses-immigrés (CCSI) de Genève déposées aux Archives contestataires, il est peut-être possible de répondre à cette question du point de vue même des militant·e·s·e.s concerné·e·s au premier chef par l'ensemble de cette audacieuse initiative populaire qui fut la seule à vouloir la fin du statut de saisonnier au travers d'un vote du peuple.

On se limitera ici à faire l'hypothèse que la "VOLONTÉ DE STABILISATION" du nombre de travailleurs et de travailleuses étrangères résidant en Suisse affichée d'entrée de jeu, et en majuscule, par les initiants aura joué radicalement contre eux, car elle ne faisait pas partie de l'ADN de la gauche susceptible de voter pour la suppression sans aucune condition du statut de saisonnier et de lui seul. Mais on peut aussi penser que le résultat de ce vote montre qu'une grande majorité de la population suisse, toujours prompte à calculer le coût pour elle, des projets qui lui sont soumis a pensé, avec le Conseil fédéral, que la politique de rotation d'une main-d'œuvre étrangère dotée de très peu de droits et toujours interdite notamment de tout regroupement familial, comme l'étaient les saisonniers et les saisonnières, était préférable à une politique d'intégration en Suisse de la main-d'œuvre dont le pays avait structurellement besoin. Tous calculs à courte vue, qui traduisent surtout l'incapacité de cette Helvétie à penser un modèle de développement de la Suisse et à mobiliser les forces sociales capables de le mettre en œuvre en allant au-delà du "colonialisme intérieur" si lucidement dénoncé dès 1972 par le sociologue Roger Girod, comme on l'a vu précédemment.

Le graphique figurant ci-dessous suggère encore une autre explication à l'échec massif de l'initiative "Être solidaires", en faisant apparaître, du moins dans le cas de Genève, que dès 1970 et au-delà de 1981, le nombre de permis A a légèrement baissé, par paliers successifs de quelques années chacun, alors que le nombre de permis B a fortement chuté. Mais cette diminution apparaît cependant presque totalement compensée par l'augmentation du nombre de permis C autorisant un séjour indéterminé en Suisse et une vraie intégration. Autrement dit, dans la durée, en dépit du maintien du statut de saisonnier, un nombre important de "travailleurs étrangers ont assurément réussi à s'intégrer durablement dans la société helvétique en passant du permis A au permis B puis de celui-ci au permis C, une évolution qui aurait pu conforter un certain électorat conservateur dans l'idée que dans une mesure appréciable, il n'y avait pas absolument besoin de supprimer le statut de saisonnier pour obtenir une amélioration non négligeable, quoique très lente, du statut des travailleurs étrangers et des travailleuses étrangères en Suisse au-delà du permis A.

Poursuivre la lutte pour diverses améliorations-clé de la condition de saisonnier et saisonnière, dont celle, victorieuse, pour la scolarisation des "enfants du placard"

 

À Genève, entre le début des années 1980 et celui des années 1990, au-delà de la défaite de l'initiative "Être solidaires", les adversaires du permis A poursuivent évidemment leur lutte pour l'abolition du statut de saisonnier, de même que pour l'accélération du passage du permis A au permis B pour les saisonniers et les saisonnières; pour l'amélioration aussi de leurs conditions de travail et de logement et celles des conditions d'accès à l'école des enfants sans statut légal, clandestins ou non. Ce dernier problème ne cesse de prendre de l'importance aux yeux de l'opinion publique, que les conditions d'existence de ces enfants, leur enfermement de fait à la maison, ou la séparation d'avec leurs parents, touchent particulièrement. C'est ainsi que dans la manifestation du 5 octobre 1991 à Genève, le saisonnier apparaît aussi sur plusieurs banderoles comme un Papa avec un grand P.

 

Liquider de fait le statut de saisonnier en adhérant à l'Espace économique européen: un vif espoir douché de justesse lors de la votation du 6 décembre 1992

 

À la fin des années 1980, les associations d'immigré·e·s et plusieurs syndicats relancent la lutte pour l’abolition du statut de saisonnier, car la volonté désormais manifeste des autorités helvétiques de voir le pays intégrer l’EEE (l’Espace économique européen) paraît offrir un contexte propice à l'abolition indirecte d'un statut qui n'apparaît plus maintenable en Europe occidentale à l'aune des nouvelles relations qui se tissent entre les pays européens au lendemain de la fin du rideau de fer et de la Guerre froide.

L'intégration de la Suisse à l'Europe est vue alors par les écologistes et les gauches politiques et syndicales, ainsi qu'une partie de la droite, comme source possible de progrès économique et social, mais avec comme conséquence incontournable le resserrement des liens avec l'Europe et, subsidiairement l'abolition du statut de saisonnier. En effet, il apparaît alors de plus en plus comme un vestige, désormais illégitime, de l'époque où la Suisse était en mesure, sans contrepartie ou presque pour les pays européens concernés, d'exploiter à son profit leurs populations, en particulier rurales, économiquement fragiles ou réduites au chômage.

Nous n'évoquerons cette campagne qu'à travers trois documents qui illustrent bien les espoirs des syndicats ainsi que le nouveau clivage-clé qui remplace alors les obsessions qui, dans la période précédente, étaient celles de l'Action nationale et de ses avatars, au niveau fédéral ou cantonal, "contre l'emprise étrangère" et "le surpeuplement du pays". A la différence de la situation antérieure, la menace de "l'emprise étrangère" ne renvoie plus, au début des années 1990, aux travailleurs étrangers, mais à des États européens et donc à des enjeux de souveraineté tout à la fois anciens et neufs. Et le "surpeuplement" (ou la surpopulation) ne paraît plus craint et s'être estompé au profit de nouveaux espoirs d'ouverture et de croissance tous azimuts au cœur d'une période économique vécue par le canton comme difficile.

Les espoirs des uns sont bientôt douchés par les craintes minimalement majoritaires des autres au plan suisse puisque, le 6 décembre 1992, le pays refuse de justesse, à 50,3 %; d’adhérer à l’EEE. En revanche, à Genève, 78,1% des citoyen·ne·s plébiscitent cette perspective. Le canton tire alors les conséquence de cette écrasante majorité, pour mettre un terme à sa manière au statut de saisonnier au travers des compétences qui sont en l'occurrence les siennes et celles des partenaires sociaux.

 

"Plus que deux saisonniers pour bâtir Genève"

 

La crise économique qui sévit alors dans le canton, le résultat écrasant du vote genevois pour l'adhésion à l’Espace économique européen, l'esprit d'ouverture que ce résultat dénote à l'échelle cantonale, de même d'ailleurs que la persistance et l'intensité les luttes menées à Genève contre le statut de saisonnier conduisent en 1993 les partenaires sociaux à se mettre d’accord sur l'abandon de fait par le canton d'un statut qui y est de plus en plus décrié. En même temps il est jugé largement dépassé dans la mesure où l'évolution des techniques de production dans le domaine de la construction rendent ce secteur d'activité désormais pratiquement indépendant des "saisons".

C'est ainsi qu'un an après la votation sur l'EEE, Genève voit ses partenaires sociaux et l'État s'entendre pour ne plus recruter de nouveaux saisonniers et saisonnières, mais cela seulement dans le domaine de la construction et des branches annexes. Cette décision vise d'une part à donner la priorité aux demandeurs et demandeuses d'emploi inscrits à l'Office cantonal de l'emploi et résidant donc à Genève - qu'ils ou elles soient suisses ou non, soulignons-le - et de l'autre à disposer d'assez de permis A - alors contingentés par cantons, ne l'oublions pas - pour ceux, et dans une bien moindre mesure celles qui, avec un ou respectivement deux contrats de neuf mois de plus auront atteint, en 1994 ou en 1995, le nombre d'années de contrats de 9 mois requis pour pouvoir obtenir, au niveau fédéral cette fois, un permis B les autorisant à ne plus rentrer chaque année dans leur pays. Et surtout à faire enfin venir leur famille en Suisse en toute légalité, ce que le permis A interdisait encore et toujours en 1995!

On comprend dès lors pourquoi, dans un double article signé Christian Bernet, le Journal de Genève et Gazette de Lausanne des 4 et 5 mai 1995 peut titrer au-dessus d'une photo emblématique: "Plus que deux saisonniers pour bâtir Genève", suivi d'un sous-titre qui résume excellemment pourquoi Genève en est finalement arrivée à la fin du recours au permis A pour satisfaire son besoin de saisonniers dans le domaine de la construction où ils étaient plus de dix fois plus nombreux que dans le secteur agricole ou dans l'hôtellerie: "Le statut de saisonnier existe encore. Mais dans le bâtiment, la crise et la nécessaire reconversion des entreprises auront eu raison de cette particularité helvétique. A la fin de l'année, les chantiers genevois ne compteront plus que deux saisonniers. Une époque s'achève."

Dirigeant de la Fédération [patronale] des Métiers du Bâtiment, Gabriel Barrillier détaille quelque peu ces évolutions en permettant de saisir ce qui rend le statut de saisonnier caduque. Son propos fait écho à celui de Roger Girod en 1972 lorsqu'il relevait, comme on l'a vu précédemment, que l'existence du statut de saisonnier constituait en somme pour les patrons un oreiller de paresse freinant des évolutions technologiques générant des gains de productivité. Après avoir indiqué que "Dans le bâtiment, on a renoncé depuis quatre ans à accueillir de nouveaux saisonniers", Christian Bernet expose en ces termes l'explication de cette décision par Gabriel Barrilier: "C'est une décision qui nous désavantage par rapport à d'autres cantons." Mais, poursuit Bernet: "[Le dirigeant patronal] veut en profiter pour augmenter la productivité des entreprises. La concurrence que va amener l'ouverture des marchés publics, le développement de la rénovation nécessiteront une main-d'œuvre de plus en plus qualifiée, ajoute-t-il, avant de préciser: "Alors que l'ordinateur fait son entrée sur les chantiers, la FMB mise à fond sur la formation." Et Bernet de conclure en citant à nouveau expressément Barrilier: "Dans ce contexte, l'appel massif de gens non qualifiés n'a plus de raison d'être."

Le dossier du journaliste genevois contient en outre quelques indications chiffrées intitulées "La percée des permis C". Dans son dernier paragraphe il donne ces chiffres éclairants sur la situation de la main-d'œuvre étrangère à Genève, qui illustrent aussi la fin des saisonniers, remplacés de plus en plus par des travailleurs et travailleuses immigré·e·s possédant désormais des permis C de résident·e·s avec tous les droits qui y sont attachés, dont le celui au regroupement familial. Et Bernet de relever également une catégorie montante de travailleurs et travailleuses étrangères: les "frontaliers" et les "frontalières": "Sur les 207 000 personnes actives dans le Canton, indique Bernet, en 1995, en se référant à l'Office cantonal de statistique, 41% sont des étrangers. Les titulaires de permis C représentent 51% d'entre eux, les permis B 11%, les saisonniers 0,7% et les fonctionnaires internationaux 12%", avant de conclure par cette notation: "Marginaux jusque dans le milieu des années 60, les frontaliers représentent aujourd'hui 24% du total." Le Grand Genève refrappait encore une fois à la porte.

 

 

Chapitre 8. De l'abolition du statut de saisonnier le 1er juin 2002 suite à l'approbation des accords bilatéraux instaurant la libre circulation des personnes entre l'Union européenne (UE) et la Suisse, à leur élargissement en 2005

 

L'accord sur la libre circulation des personnes entre l'Union européenne et la Suisse du 21 juin 1999: un changement d'échelle et un renversement de perspective qui parurent alors incontournables pour la Suisse face à son principal partenaire politique et commercial

 

Le 21 juin 1999, le statut de saisonnier a commencé de finir en Suisse suite aux accords bilatéraux I que celle-ci a signés à cette date avec l'Union européenne pour instaurer entre elles le principe de la libre circulation des personnes notamment. Mais cet accord n'est entré en vigueur que le 1er juin 2002 après avoir été approuvé par le peuple le 21 mai 2000, en même temps que les autres accords bilatéraux composant le paquet dit des "Bilatérales I. Ainsi se réalisait finalement la disparition du statut de saisonnier que d'aucuns avaient espéré voir advenir enfin en 1992 au travers de l'adhésion de la Suisse à l'Espace économique européen.

Les termes de l'accord de 1999 cités ci-dessus, en particulier son article 7, intitulé on ne peut plus banalement "Autres droits", constituent un parfait contrepied, pour ne pas dire un pied de nez, à l'encontre des interdictions égrenées dans le permis A ayant défini le statut de saisonnier en Suisse pendant plus de deux tiers de siècle: de 1931 à 1999 ! Tout y est: "En s'appuyant sur les dispositions en application dans la Communauté européenne", ne manque pas de rappeler le texte même de l'accord. La Suisse s'incline donc enfin, non sans  nourrir à cet égard, jusqu'à aujourd'hui et demain, de fortes rancœurs "helvétistes", pour ne pas dire "souverainistes". Alors qu'en parcourant tous les sous-accords auxquels il a fallu parvenir pour arriver à cet accord sur la libre circulation des personnes, on ressent très bien la grande prudence dont ont fait preuve les parties contractantes dans la définition de ce qui les oblige.

Ce qui meurt avec ce nouveau principe réglant les relations entre l'Union européenne et la Suisse, c'est la possibilité même pour les classes dirigeantes de Suisse, principalement économiques et politiques, de prolonger cette pratique du "colonialisme intérieur" que Roger Girod dénonçait si bien et qui faisait que le "colon suisse" pouvait en somme exploiter ses "esclaves" en restant même chez lui! Voilà ce qui prend fin: la Suisse se retrouve désormais parmi des nations qui sont ses partenaires et ses égales et les Suisses et les Suissesses aussi ne sont plus que les égaux et égales, et non les supérieur·e·s des "travailleurs étrangers et des travailleuses étrangères", "saisonniers" ou "saisonnières", italiens, espagnols, portugais, croates ou autres. La réciprocité devient le maître mot devant régir en principe les rapports entre pays comme entre personnes de l'Union européenne et de la Suisse. Rude apprentissage.

 

Trente ans après l'initiative Schwarzenbach de 1970 "contre l'emprise étrangère", la votation populaire du 21 mai 2000 soutient fortement une ouverture de la Suisse à l'Union européenne, une ouverture qui apparaît maîtrisée et porteuse d'espérance

 

Arrêtons-nous maintenant, et comme précédemment, toujours pour ce qui est de Genève seulement, sur les affiches électorales que nous avons repérées au sujet de cette votation du 21 mai 2000 dans la collection d'affiches conservées et répertoriées par la Bibliothèque de Genève, affiches produites cette année-là par divers acteurs politiques principalement parlementaires, de droite ou de gauche, dites dures ou pas, ainsi que par des forces syndicales.

En 2000 comme d'ailleurs en 2004, ainsi qu'on le verra également plus loin, on ne retrouve plus d'affiches que nous avons désignées précédemment comme ayant été "écrites à la main" et qui émanèrent au cours des années 1970 d'acteurs politiques que nous avons qualifiés d'extra-parlementaires.

Ce qu'il y a d'étonnant dans les documents que nous avons pu retrouver sur cette votation de l'an 2000, c'est l'absence d'affiches exprimant l'opinion de la droite réputée dure, comme le fut par exemple en son temps le parti Vigilance. Cette absence est d'autant plus surprenante qu'on verra qu'il en va très différemment, dans la même collection d'affiches, pour la campagne du 25 septembre 2004 concernant l'élargissement de la libre circulation des personnes entre la Suisse et l'Union européenne aux nouveaux pays entrés dans celle-ci depuis l'an 2000.   Comme déjà indiqué précédemment pour d'autres manques d'affiches, nous ne pourrons que nous réjouir d'être démentis, preuves à l'appui, quant à ces absences. L'ensemble d'affiches dont nous disposons pour le vote du 21 mai 2000 nous semble néanmoins permettre de caractériser avec quelque assurance historique les états d'esprit idéologiques et politiques qui se sont manifestés dans cette votation importante pour la Suisse et Genève.

Comme d'autres affiches concernant cet accord, celle qui est co-signée par les trois principaux partis de la droite et du centre du parlement genevois d'alors se veut aérienne, sans doute pour se faire plus entraînante. Elle place son appel à voter pour ces accord entre l'Union européenne et la Suisse sous l'égide d'un papillon multicolore dont les ailes sont faites, pour l'une, des drapeaux respectifs des partenaires de la nouvelle union et, pour l'autre, d'une insistance sur la seule Suisse, comme il est logique dans le contexte de cette votation.

Et sur cette affiche, c'est aussi l'avenir que cet accord paraît devoir assurer. On comprend plus concrètement en quoi lorsqu'on lit l'affiche qui est signée "les libéraux". Elle joue habilement de la fermeture éclair pour appeler à l'ouverture dont chacun des sous-accords mentionnés est synonyme pour les Helvètes. Et elle nomme les grands domaines sur lesquels ils portent, dont last but not least la "circulation des personnes", sans éprouver le besoin de la redire "libre", tant c'est évident et utile pour mieux rester dans le style télégraphique du reste de la liste. Implicitement, dans chacun des domaines désignés, l'esprit d'ouverture réciproque apparaît aussi comme un gage de prospérité accrue pour toutes les parties.

Le parti radical approuve lui aussi ces accords mais sans du tout expliciter spécifiquement les raisons de son choix. Sans doute lui semblent-ils répondre à son souci d'"équilibre", régulièrement proclamé alors dans la partie inférieure de ses affiches.

Sous l'égide de son bandeau supérieur plaçant "Au centre l'humain", c'est précisément de l'esprit d'ouverture et du souci de la prospérité vantés dans l'affiche des libéraux que se réclame à son tour le parti démocrate-chrétien.

Les quatre affiches présentées ci-dessus modifient significativement le genre de raisons invoquées pour approuver les accords bilatéraux. Elles se placent sur un terrain plus identitaire qu'économique en soulignant chacune à sa manière que la Suisse fait partie de l'Europe, pas seulement au plan économique. L'affiche des Verts marque peut-être le plus fortement ce positionnement idéologique. Elle l'affirme non pas en images mais en mots écrits en majuscules, qui font image et sonnent comme ne laissant pas d'échappatoire: "NOUS SOMMES EUROPEENS", sous-entendu avec ou sans accords bilatéraux. Ce n'est pas parce qu'ils sont bons qu'il faut ratifier ces accords, c'est parce que nous faisons partie de l'Europe, quoi qu'en disent certains. Ce n'est pas le contenu des accords sur lequel il s'agit de se déterminer mais sur une identité: sommes-nous ou non européens?

De façon moins audacieuse ou péremptoire, l'affiche du parti socialiste s'inscrit également dans cette perspective en mettant au cœur  de son affiche le drapeau européen et lui seul. Sur le fond, le message est le même que dans l'affiche des Verts mais il paraît moins impérieux et peut-être un peu plus difficile à percevoir. Il n'en est pas moins clair: il faut dire oui aux bilatérales car il faut dire oui à l'Europe dont nous faisons partie de fait.

L'affiche signée à la fois "Parti du travail" et "ALLIANCE DE GAUCHE" exprime en fait la prise de position du seul parti du travail tout en affichant son appartenance à une "Alliance de gauche" qui s'étend au-delà de lui. Dans sa partie supérieure, cette affiche reprend le message des Verts et du parti socialiste en mettant en avant non pas le drapeau européen mais les étoiles symbolisant l'Europe. Toutefois, quelque chose répond à ces étoiles dans la partie inférieure de l'affiche: un drapeau suisse barré de fils de fer barbelés, coupés seulement dans la partie supérieure du drapeau pour symboliser bien sûr un appel à l'ouverture de la Suisse à l'Europe. Mais cet appel nous semble d'une moindre intensité que l'affirmation, haut et fort, que les Suisses et les Suissesses sont européens et européennes. Au demeurant, ne voyons pas dans ces fils de fer barbelés, même coupés et venant de cet acteur politique-là, quelque chose comme une réminiscence (in)consciente de traces du "rideau de fer", celui-là.

L'affiche signée, "ALLIANCE DE GAUCHE" et "solidaritéS-Indépendants" sur deux lignes faisant bloc, exprime l'opinion de deux autres composantes de l'Alliance de gauche. Les premières lignes de cette affiche évoquent une conjoncture économique faite pour la classe ouvrière de chômage, de baisse des salaires et de xénophobie, très loin de l'état d'esprit et des réalités évoquées jusqu'ici autour des "Accords bilatéraux". L'affiche ne les mentionne d'ailleurs pas en tant que tels. Elle choisit de parler plutôt de "bilatérales patronales", entendons placées en fait sous la coupe des seuls patrons, sans que les États y jouent le rôle qu'ils devraient.

Le cœur de l'affiche est occupé par un dessin et des slogans. Le dessin figure des participant·e·s à une manifestation invitant à agir ensemble "pour une Suisse solidaire dans une Europe solidaire", ainsi qu'à voter blanc, pour montrer qu'on ne sera pas dupe. L'affiche et la votation apparaissent ici comme l'occasion de tenir publiquement un discours critique du capitalisme au nom du maître-mot de "solidarité" et d'en appeler à une mobilisation des gens autre que parlementaire.

A travers le refus de la "xénophobie" qu'elle exprime et sa référence au "réduit national", peut-être cette affiche fait-elle aussi écho, pour les dénoncer, à des slogans de la droite de la droite sur des affiches ou autres traces de cette campagne qu'il reste cependant à trouver pour confirmer cette hypothèse. En tout état de cause, n'oublions pas que les discriminations entre travailleurs et travailleuses suisses et "étrangers" ou "étrangères" venant de l'Union européenne renvoyaient alors sans doute encore à des plaies ouvertes puisque, en 2000, on n'était qu'en train de commencer à sortir de près de sept décennies d'existence du permis A de saisonnier, né en 1931.

Comme en 1974 lors de la votation sur l'initiative "contre l'emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse", la votation du 21 mai 2000 donne lieu à la création de comités ad hoc soucieux de faire entendre leur opinion spécifique. En 1974, ces comités avaient innové en recourant fortement à l'image en un temps où les partis politiques ne le faisaient guère. En 2000, ce clivage a disparu, tant le recours aux illustrations de toutes sortes s'est développé dans le champ de la communication politique. Deux des affiches de ce genre que nous avons retrouvées plaident surtout pour la prospérité économique de Genève ou pour des accords perçus à cet égard comme de bons vecteurs d'avenir. Une troisième renvoie à la nécessaire solidarité entre les générations, ici des aînés au profit des plus jeunes. Parmi eux, les étudiants - on ne dit pas encore dans le même souffle, les étudiantes - voient de gros enjeux dans la ratification de ces accords par le peuple et le font savoir. A leurs yeux, ces enjeux concernent d'une part la reconnaissance des diplômes et d'autre part la facilitation des séjours d'étudiant·e·s de Suisse au sein de l'Union européenne ainsi que leur accès à son marché du travail.

Le message textuel réparti entre le haut et le bas de l'affiche créée par Exem est clair: il faut dire oui à la libre circulation des personnes pour ouvrir la Suisse à l'Europe. Ce qui paraît primer, et qui figure d'ailleurs en tête du document, et sera peut-être lu en premier, c'est cette soif d'ouverture. Une ouverture qui paraît galvaniser ses bénéficiaires, issus de différentes professions que le SIT ambitionne de défendre toutes en sa qualité de Syndicat interprofessionnel de travailleuses et de travailleurs. Sur fond d'un damier rythmé par divers éclats de croix blanches, ces travailleurs et travailleuses impressionnent par leur allure, par l'air "dans le vent" et le pas pressé de chacune des neuf personnes représentées, des hommes et des femmes (cinq contre quatre); deux travailleurs manuels (des saisonniers de naguère venant de la construction et de l'hôtellerie-restauration), une plombière peut-être, un musicien, une sportive et une infirmière, une artiste très "technologisée", deux managers, l'un à mallette et l'autre lisant la "Gazette horlogère". Mais uniquement des personnes jeunes ou très jeunes confiantes dans un avenir qui paraît devoir être radieux grâce à l'Europe et à son "ciment social" contenu dans le sac que porte un maçon moustachu à casquette.

L'affiche de la CGAS due à Luc Marelli vibre d'une semblable énergie, décuplée, car elle met en scène des foules cheminant par monts et par vaux à un rythme lui aussi endiablé, en enjambant en cohortes toutes sortes de ponts pour aboutir à une grande roue constituée d'étoiles européennes et offerte aux prouesses d'acrobates ou de danseurs et danseuses. Mais la scène contient aussi, discrètement mais pas trop, un message qui va au-delà du oui qui s'impose au bas de l'affiche. Il tient en quelques mots familiers et chers au cœur des Suisses et des Suissesses, jeunes comme plus âgés. L'accord sur la libre circulation des personnes sur lequel il s'agit de se prononcer, constitue, affirme l'affiche, "un pas contrôlé et maîtrisé vers une Europe sociale", ou qu'on veut toujours espérer telle, comme on l'avait déjà fait en 1992 avec l'Espace économique européen, sans trop vérifier.

Le 21 mars 2000, le peuple suisse accepte d'introduire la libre circulation des personnes entre les ressortissant·e·s de l'Union européenne et la Suisse à deux contre un (67,2% de oui contre 32,8% de non), avec un taux de participation inférieur à la moitié du corps électoral (48,30%). A Genève ce sont près de quatre électeurs et électrices sur cinq qui disent oui à cette perspective (78,7%), contre un tout petit peu plus d'un électeur et électrice sur cinq qui la refuse. Vaud et Neuchâtel font mieux encore avec des taux de oui respectivement de 80,2% et 79,4%. 

S'élevant à 57,99%, le taux de participation genevois est particulièrement élevé pour ce canton et même, en l'occurrence, le plus élevé de Suisse si l'on excepte le taux de 66,7% de Schaffhouse, le seul canton où le vote est obligatoire et la non-participation à celui-ci amendable. Deux cantons seulement refusent la proposition du Conseil fédéral: Schwyz, du bout des lèvres (50,2%) et le Tessin plus largement (à 57,0%) en raison de sa situation économique particulière face à son voisin italien.

 

La votation populaire du 25 septembre 2005 sur l'arrêté fédéral du 17 décembre 2004 relatif d'une part à l’extension de l’accord sur la libre circulation des personnes aux dix Etats devenus membres de l'Union européenne le 1er mai 2004 et d'autre part à la révision des mesures d’accompagnement contenues dans cet accord

 

Grâce aussi aux sous-titres qui figurent dans sa marge de droite, ce texte officiel résume très bien les principales dimensions de cette votation et permet de saisir nettement les enjeux de cet arrêté, de même que les clivages qu'il génère alors dans l'opinion publique helvétique.

Comme le montrent les deux seules affiches de la droite de la droite que nous ayons retrouvées dans la collection d'affiches de la Bibliothèque de Genève concernant le vote du 25 septembre 2005, l'Union démocratique du Centre (UDC) et le Mouvement Citoyens Genevois (MCG) refusent l'arrêté fédéral du 17 décembre 2004. La section genevoise de l'UDC le fait en invoquant des chiffres alarmants de divers ordres, assénés avec force et qui transforment en un "marché de dupes" "l'élargissement à l'Est" de la libre circulation des personnes adoptée le 21 mai 2000 par le peuple suisse avec les accords bilatéraux I. Le MCG prend une position identique mais en se focalisant uniquement sur le risque de "Perdre son emploi" qu'impliquerait selon lui cette ouverture.

Une partie au moins de la droite tout court, pour laquelle nous ne disposons en l'occurrence que d'une seule affiche, signée "Parti libéral genevois", ne fait absolument pas siennes les prises de positions de l'UDC et du MCG. Comme en 2000, le parti libéral se montre au contraire confiant et offensif en se félicitant de la prospérité accrue promise aussi par le Conseil fédéral et menacée selon lui en cas de non.

L'affiche figurant un arbre fruitier dont une moitié jouit d'une santé resplendissante et féconde, tandis que l'autre figure la mort de cette prospérité, véhicule le même message. Nous l'insérons à la suite de l'affiche libérale parce qu'elle représente une vibrante prise de position pour les accords bilatéraux au nom de la continuation de la prospérité helvétique. Pour véritablement pouvoir justifier cette place, il resterait cependant à établir quel est au juste le répondant genevois de cette prise de position. Comme au plan romand, ce pourrait être aussi bien un comité inter-partis qu'un groupe d'intérêts ad hoc lié par exemple à des milieux économiques et non pas directement politiques.

Les Verts, la gauche socialiste et une partie de la gauche de la gauche approuvent également l'arrêté fédéral du 17 décembre 2004 mais avec d'autres arguments que celui de la défense, en soi, de la seule prospérité du pays.

A travers la représentation sur leur affiche d'un Super Mario enjoué, armé dans sa sacoche d'une clé anglaise et de sa CCT, sa convention collective de travail protégeant ses droits en la matière, les Verts font de l'accès de la Suisse à la main-d'œuvre de pays de l'Est de l'Europe et de l'emblématique "plombier polonais" une nécessité pour la satisfaction des besoins helvétiques en main-d'œuvre , tout le contraire d'un risque de chômage.

Dans l'élargissement proposé, le Parti socialiste voit de son côté une incitation à "muscler les droits des travailleurs et des travailleuses", grâce en particulier à la révision de "mesures d'accompagnement" déjà présentes dans l'accord de 1999 adopté par le peuple en 2000 mais qui sont révisées, dans le sens de leur renforcement, par l'arrêté du 17 décembre 2004.

A l'instar de la droite de la droite, mais dans un esprit combatif plutôt qu'alarmiste, une partie du moins de la gauche de la gauche se soucie également de "la défense de l'emploi et des salaires", mais en accordant une certaine confiance aux mesures préconisées à cet égard par l'arrêté fédéral. En tout cas, cette double préoccupation ne conduit pas le signataire de cette affiche, "solidaritéS, membre de l'Alliance de gauche", à refuser l'arrêté fédéral de 2004. Il est au contraire approuvé ici sans aucune ambiguïté. Cependant la gauche de la gauche n'est en l'occurrence pas unanime. En effet, à la page 9 des Explications du Conseil fédéral pour la votation du 25 septembre 2005 déjà citée plus haut, on apprend, à la rubrique « Arguments des comités référendaires», qu'aux côtés d'un «Comité référendaire contre le dumping salarial et social», l'«Alliance de Gauche (Genève)» a pris position contre l'arrêté soumis au vote populaire en faisant valoir les arguments suivants:

« Licenciement et chômage menacent les salariés, suisses et immigrés. Sous-traitance et travail précaire explosent. Des agences de travail temporaire vendent de ‹ nouveaux saisonniers ›. Le dumping salarial, soft ou brutal, vise tous les travailleurs. La libre circulation nécessite donc une véritable défense des droits et de la dignité de tous les salariés.

Pour cela il faut : 1° obligation pour tout employeur de fournir aux commissions tripartites toutes les données sur les conditions d’engagement ; 2° extension des conventions collectives (CCT) à toute la branche sur demande du seul syndicat ;

3° des contrats-types avec salaires minimaux et horaires contraignants, à défaut de CCT; 4° une protection efficace contre les licenciements ; 5° 900 inspecteurs du travail, libres d’agir.

Le NON peut permettre d’unir les salariés autour de ces véritables mesures d’accompagnement.»

 

Après le tableau polémique esquissé dans ses lignes initiales, cet argumentaire contre la position du Conseil fédéral sur la libre circulation des personnes souligne que si l'on ne veut pas que celle-ci porte atteinte à la dignité des travailleuses et des travailleurs, il faut qu'elle aille de pair, pour les unes et les autres, avec l'obtention de nouveaux droits et des "mesures d'accompagnement renforcées". Celles-ci sont définies en cinq points dans la partie finale de l'argumentaire qui conclut qu'avec la politique proposée par le Conseil fédéral on est loin du compte. D'où son rejet au nom de l'espoir de "réunir les salariés autour de ce qui constituerait aux yeux de l'«Alliance de Gauche (Genève)» de "véritables mesures d'accompagnement".

Après un bref bilan catastrophiste esquissé en quelques lignes, cet argumentaire contre la position du Conseil fédéral invoque la libre circulation des personnes pour souligner que pour éviter qu'elle péjore les conditions d'existence des travailleurs et des travailleuses, il est nécessaire qu'ils puissent jouir de droits protégeant leur dignité. La prise de position que cosigne l'Alliance de gauche (Genève) s'attelle à traduire concrètement cette visée à travers un catalogue de dispositions qui définit les mesures d'accompagnement nécessaires à ses yeux pour rendre acceptable la politique fédérale en la matière. Et pour elle, le compte n'y est visiblement pas. D'où son refus, qui se veut un coup de semonce pour promouvoir ses "véritables mesures d'accompagnement", alors que ce qui est stipulé dans l'arrêté suffit aux Verts, aux socialistes ainsi qu'à "solidaritéS, membre de l'Alliance de gauche"!

Lors de la campagne pour la votation du 21 mai 2000, on l'a vu, l'affiche du SIT (Syndicat interprofessionnel de travailleuses et de travailleurs) frappe par l'expression de son enthousiasme pour l'acceptation de la libre circulation des personne vue comme une ouverture de la Suisse à l'Europe et l'inverse. L'adhésion apparaît comme étant sans aucune réticence ni crainte.

L'adhésion de la CGAS à la libre circulation est de même nature mais avec, dès 2000, une prudence minimale qui tenait dans ces rares mots apparaissant sur son affiche d'alors, faisant de l'adoption de la libre circulation des personnes entre l'Union européenne et la Suisse, "un pas contrôlé et maîtrisé vers une Europe sociale".

En 2005, l'enthousiasme et l'énergie des acteurs et actrices restent patents sur les affiches de la CGAS comme du SIT. Elles paraissent cependant tirer en beaucoup plus de mots qu'en 2000 les leçons initiales des trois premières années de vie avec la libre circulation des personnes. Ces deux affiches nomment maintenant expressément ce que les deux syndicats qui les portent entendent mettre en exergue dans leur acceptation renouvelée d'une libre circulation des personnes, et donc des travailleurs et des travailleuses, élargie maintenant à dix nouveaux pays d'Europe.

La CGAS - en lien avec des personnages sur lesquels il vaut la peine de "zoomer" pour mieux en apprécier les traits (il en va de même avec ceux de l'affiche du SIT) - apporte son soutien "aux mesures d'accompagnement renforcées"; au "salaire minimum"; aux "droits des travailleurs et des travailleuses" de façon générale; au "contrat de travail écrit" ainsi qu'aux "conventions collectives pour tous-toutes".

Le SIT est lui aussi beaucoup plus prolixe qu'en 2000. A la différence d'alors, il ne prône plus seulement la libre circulation pour s'ouvrir à l'Europe mais il réclame lui aussi, comme le faisait tout à l'heure l'affiche du parti socialiste, des droits, en majuscule: "DAVANTAGE DE DROITS", en ajoutant expressément, toujours en majuscule, "MOINS DE FRONTIÈRES", Car, dans l'esprit de l'internationalisme ouvrier, celles-ci sont encore et toujours vues comme des instruments de divisions utiles d'abord aux patrons que l'affiche montre vitupérant en vain ou même renversé à l'heure où les barrières douanières ne les protègent plus leur emprise sur le monde du travail. Pour mieux leur échapper et les narguer, l'affiche du SIT reprend la même cohorte de personnages qu'en 2000 mais les fait désormais planer victorieusement au-dessus de ces patrons, toutes ailes déployées en apportant leur soutien à un élargissement de l'Union européenne passant pour le SIT par les mêmes nouvelles garanties de progrès que pour la CGAS: "contrat type"; "conventions collectives", "contrat de travail"; salaire minimum", "égalité des droits" également, avec de surcroît la revendication d'autres "droits" non spécifiés, car chaque militant·e sait qu'il y en a encore tant d'autres à défendre ou conquérir.

C'est ainsi qu'à travers l'adoption en l'an 2000 de la libre circulation des personnes entre l'Union européenne et la Suisse, puis l'approbation de son élargissement en 2005, on est passé en Suisse de divisions statutaires nationales très marquées entre les travailleurs et travailleuses provenant de différents pays - et très exploitées par les classes dirigeantes suisses, tant politiques qu'économiques, avec l'approbation complaisante parce qu'intéressée de la majorité silencieuse - à un système européen passablement unifié, reposant en tout cas sur des règles communes. Un système où tout se négocie à l'échelle internationale, entre nations européennes égales entre elles et non plus, comme jusque-là, sur une base bilatérale avec tel ou tel pays puis entre Helvètes seulement, susceptibles toutes et tous de recourir aux armes redoutables de la démocratie semi-directe. S'exprime ainsi, contre tant d'arbitraire trop longtemps indiscutable, une intense soif de contrats et de droits à respecter au bénéfice du plus grand nombre.

Le 25 septembre 2005, le peuple suisse accepte l'arrêté du Conseil fédéral du 17 décembre 2004 en refusant en votation populaire le référendum s'opposant à l'élargissement de la libre circulation des personnes entre la Suisse et les dix pays devenus membres de l'Union européenne le 1er mai 2004 (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Malte, Chypre), ainsi que le renforcement des mesures d'accompagnement défini dans cet arrêté. Au niveau suisse, celui-ci est accepté par 56,00% des voix contre 44,00%, avec un taux de participation de 54,51% du corps électoral contre 48,30% en 2000.

Comparativement au premier vote sur la libre circulation des personnes, le résultat de 2005 apparaît beaucoup plus serré. On est en effet loin de la majorité de plus des deux tiers recueillie cinq ans plus tôt au plan suisse: 67,2% de oui contre 32,8% de non, rappelons-le.

A Genève aussi les écarts se sont nettement resserrés, seuls 58,1% des électeurs et des électrices acceptent l'arrêté du Conseil fédéral, qui est refusé par 41,9% des votants et votantes, avec un taux de participation de 62,5%. Celui-ci est encore une fois très élevé (supérieur même à celui de l'an 2000 où il avait été de 57,9%). En 2005, seul Bâle-Ville fait mieux que Genève avec un taux de 71,8%, supérieur même à celui de Schaffhouse (68,65%) et son vote obligatoire ! Mais Genève se retrouve loin de son acceptation de la libre circulation des personnes et de ses mesures d'accompagnement par trois électeurs et électrices sur quatre de l'an 2000, comme on l'a souligné précédemment.

On pourrait se demander s'il ne faut pas voir là le début (ou la suite) de la crise d'un modèle de développement de la société genevoise (comme d'autres, en Suisse et ailleurs) depuis longtemps mal maîtrisé et trop inégal socialement. Avec en plus, aujourd'hui, heureusement, une conscience renouvelée de la question des durables limites de la croissance à tous niveaux, y compris au niveau économique.

Mais soulignons-le: la fin du statut de saisonnier et des très dures conditions de vie et de travail qui furent les leurs n'a pu advenir qu'entre des nations devenues juridiquement égales dans un espace économique progressivement plus unifié, où la prospérité et la dignité de chacune de ces nations et de leurs ressortissant·e·s dépendent légitimement, et de plus en plus, de celles de tous et toutes, pays comme gens.

 

Epilogue: 2002-2022

 

 

Ce communiqué a été publié 1er juin 2022 par le syndicat Unia pour expliquer l'action menée ce jour-là devant le Palais fédéral à Berne pour marquer les vingt ans de l'abolition du statut de saisonnier le 1er juin 2002. Après septante-et-un an d'existence ! Une mise en perspective historique à méditer venant de militant·e·s syndicalistes expert·e·s.